Suite à l’étape précédente, une réécriture des chapitres s’impose ; c’est l’étape dite du « montage » des chapitres, Patrick Chatelier se chargeant des chapitre I à IV (2010-2011), Nicole Caligaris et Benoît Vincent des chapitres V et VI (2013).
Ci-dessous l’exemple des chapitres I et VI.
Chapitre 1 : les adieux (octobre 2010)
Est-ce ce vieil arbre que je connais depuis toujours, ceint de murailles brunes et de vieilles pelouses d’occident- ou les pierres de ma maison masquées de lierres dans lesquelles se cachent ces petits insectes étincelants vers lesquels se penchent les enfants du village, qui me coûtent à quitter ?
Est-ce, plutôt, maintenant que le départ est sûr, que tout est prévu pour ce départ, ce qui s’attache à ce paysage avec une familiarité soudain déroutante qui trouble mon sang et sape mon courage ?
Ce n’est pas la première fois que vous partez ? m’a demandé mon jeune voisin avec qui je fais le tour de la maison.
Pour fortifier une frontière, si, c’est la première fois, lui ai-je répondu.
Je quitte ma femme, et ma terre, et un passé qui n’ira plus jamais de soi. Je quitte ce qui me coûte sans que j’aie assez d’heures devant moi pour épuiser toutes ces matières de paysages de campagne qui ont formé ma jeunesse méditerranéenne. Je rêverai de ces bêtes, et de ces femmes et de ces hommes, de cette abondance végétale, de nos clôtures, de nos haies, de la buttée des ponts du village, des axes qu’ont empruntés les étrangers que nous avons accueillis. Je m’assois devant ces presses à huile qui ne représentent déjà presque plus rien; je quitte mes écuries et l’odeur du bois et du cuir et du crin quand je m’endors encore une fois contre le bat-flanc derrière lequel frappe le pouls infatigable de mon cheval; je quitte le linge et les draps que les bras d’A. ont serrés toute la nuit.
Et ces trajectoires successives et journalières –faisceaux de pluie d’or électriques dans ma mémoire dès que je me lève depuis trente et un ans- m’auront-elles suffisamment marqué au point de ne pas avoir la sensation que je vais me perdre là où je vais ?
D’un mouvement qui n’est pas le mien, je dégage, encore uni et déjà plus, je rends sa virginité à cette parcelle d’une existence qui devra se passer de moi. Je disparais de ce qui pourrait être, je ne foncerai pas ici, densité opposée au grand astre, je jouerai, cil, grain, flocon promis à la capture, rien électrostatique porté à la lumière par l’ombre qui couvrira, à peine posées, mes empreintes, je prendrai la transparence des corps emportés par la courbe qui donne là-bas l’illusion d’une horizontale, je prendrai cette progressive consistance que les souvenirs comme les songes finissent par ne plus soupçonner.
Partir pour une confusion des signaux, partir pour une trop grande baie, partir, tremblement de toutes les fréquences, grand branle des tambours et des fifres, les marches sont ouvertes, les fanfares les guident, toute la musique de mon enfance vient battre derrière mes tympans, les pieds des hommes passent après avoir franchi la boue, après avoir perdu leur monture, les pieds des hommes dont le rang a tenu, que la poussière entoure, que la paille a gardés du froid toute une succession de nuits.
au début rien
au début il n’y a rien presque rien je le dis seuls
les contrées forêts plaines cols villages plats creux touffes bétails fratries rien au début seuls qui croupissent sans savoir avoir idée sans soupçonner la vastitude la majesté les horizons miracle variété du monde croupissent et leurs paysans marchands seigneurs de guerre petites cliques petits trafics avec un esclave quand on peut mais esclave de rien bouche à nourrir qui fait bien dans sa maison esclave pacotille bimbeloterie esclave joli ce n’est rien il n’y a rien strictement rien au début par les provinces les contrées qui n’existent n’affleurent n’affermissent dans leur terroir pourriture isolement idiotie et ces ignobles lapent la terre de leurs ancêtres qui ont pourri pourrissent en creux seuls vallées plaines cols routes bétails fratries pourrissantes et hasard parfois trouvent sur leurs langues des pépites de sel pendant que font pâle figure leurs dieux des flaques ou des fourrés
Avant le départ le sable se soulève. Les feux. Les toiles humides. Les couvertures. Les cuirs. Les corps avant le départ, levés. Et les forces, contractées par réflexe, remontent à l’intérieur des peaux, à l’intérieur des fibres, à l’intérieur des chairs qui attendent leur tonique, qui ne le trouvent pas, qui en gardent la soif, les forces se ramassent, dans un prodigieux coup d’Achille, sur elles-mêmes, les forces dérobées aux genoux, dérobées aux voûtes plantaires, décevant les reins, remontant vers la bouche à gober du néant, c’est le tremblement de la minute, le départ, soulèvement de buée, rien n’est certain, l’effet se communique à la terre depuis l’horizontale insaisissable à quoi mon enfance aspirait, passé la ligne, aucune langue ne se distinguera du bruit, reflux au moment d’avancer, retour contre soi, pas un prochain corps, fermeté où appuyer sa faiblesse, faudra marcher avec les autres dont le pied n’est pas plus sûr, il faudra, sourd, imbécile au monde, s’élancer qui sait vers quelle île, vers quelle stèle du bord du chemin dont je ne saurai jamais ce que les signes qu’elle porte indiquent, s’il faut passer, s’il faut s’incliner ou se mettre à genoux.
Partir rejoindre la compagnie de mes semblables dont je n’aurai pas connu un seul, dont mes paumes, dont les doigts n’auront pas touché un seul. Je coulerai.
Sous le sable, le récit, son arc, son foyer.
Je suis déjà rempli de bruit, déjà tout autre, emboîtant le pas des saltimbanques, des échasses montées par des bouffons aux faces blanches, au bonnet en étoile dont les branches portent le grelot. Cortège, je te rejoins en oubliant sur la table ma flasque et mon matériel à collets. Les balles montent entre les mains des hommes qui s’ouvrent et qui se ferment sur rien comme des poings d’enfants, le vide appelle. Les tambours en avant franchissent à chaque pas la ligne de la crainte, la chamade fait avancer le pays. Et l’air à mes poumons devra se présenter avec une densité différente, une salinité peut-être, une charge en azote, les lumières seront froides et les métaux lisses.
Prêt. Pour quelle expulsion, sifflé par les flûtes qui ouvrent la plaine de leur aigu malheureux, déjà puissant, appartenant aux centres glauques et disputés d’une mer intérieure, aux femmes poissons que les marins racontent ?
Parce que ce cœur qui n’est pas le mien a diffusé le poum et le tchac d’une expansion, d’un étranglement et d’une expansion, je m’en vais poser le pied dans le piétinement des hommes, le tchac et le tchac des talons qui ne se sont pas faits au terrain, pas faits à la marche, qui voudraient encore n’être pas partis, je suis enlevé par la force d’une parole que j’ai dû donner à quelqu’un et qui s’est mise à grossir, avec sa racine en bulbes logée dans mon épine dorsale, restée un temps inactive, endormie, je ne sais pas, qui est restée, entre mes omoplates, sans consistance, rien, avant de se mettre à grandir, avant de se mettre à pousser dans mon dos, avant d’adopter cette lubie de croître, cette passion de la lumière, éros, cette érection en branches depuis mes os, depuis ma moelle, je suis enlevé par le feuillage qui prend le vent dans mon dos, c’est le mouvement qui me soulève depuis mes battements d’enfant, depuis mes mimiques, mes étranges visages amiraux, mes généraux, mes capitaines, mes étoilés qui se composaient sur ma face et qui me quittaient à leur heure en emportant mon parler naissant dans leur vapeur où il se défait, je suis soulevé, depuis le bruit que je faisais avec ma bouche en soufflant dans mon poing, moi, pavillon, un œil en rogne depuis que le soleil m’est arrivé sur la gueule, je suis soulevé parce que la compagnie se lève, c’est le jour et c’est l’heure, parce que quelque part chez les étoiles les bâtonnets ont rendu leur verdict et voilà que le signal nous est tombé dessus. Et cette parole qui était allée s’enterrer sous le sable, voilà que le piétinement l’a levée, qu’elle aussi, sautillant deux minutes entre les bâtonnets avant qu’ils se déposent, elle m’est retombée dessus. Adieu. Je passe.
Depuis trois jours je suis un rôdeur qui traîne son pas lourd et lent auprès d’A. Elle me donne parfois un signe de confiance, on dirait qu’un feu s’est fixé dans ses prunelles noires et qu’il attend que nous nous enfoncions dans notre dernière nuit pour descendre tout proche de mon visage, tout emporter. Son visage est triste mais ses yeux scintillent. Elle ne me questionne pas sur la durée de ma prochaine absence. Elle ne me questionne d’ailleurs sur presque plus rien depuis que je me suis mis à attendre le jour de mon départ. Le rire d’A., son rire d’enfant, où va-t-il disparaître ? Au réveil A. a ouvert comme chaque matin la fenêtre de notre chambre, elle m’a regardé avec l’impuissance d’un sourire d’enfant. Elle souriait vers nulle part. Dans l’encadrement de la fenêtre, tel que j’étais allongé, je devinais derrière ma femme, la dernière branche, la plus haute et la plus maigre, du vieil arbre qui oscillait au bord du vide.
Ce sont les conditions mêmes, ai-je pensé, d’un cauchemar.
Je me suis levé, soulagé de traverser le village et ses murs éclaboussés de ce soleil qui, ici, ne semble jamais descendre, qui disparaît seulement dans le fond du ciel et vous serre solidement, avec une joie qui engloutit vos peurs.
J’ai observé.
Et tout ce que je n’ai pas su ou pas pris soin d’observer depuis toutes ces années, ce que j’ai négligé, j’ai cherché à les comprendre et à les retenir.
C’était trop tard pour savoir ce qui prévaudrait.
J’ai quitté ma prairie, mon jardinier qui est le dernier, dans mon enclos, à m’avoir vu. Il faisait encore beau et pourtant le ciel sur la route au loin commençait à se déchirer et, machinalement, j’ai ri devant les yeux sombres de mon ami qui me dit que mon rire était le même que celui de A., et qu’à cause de cette ressemblance il pourrait, sans effort, se souvenir de moi.
Il avait, ce jour-là, une façon haletante de me parler.
Je ne pourrai pas me rappeler ce que je quitte sauf en inventant d’autres paysages que je prendrai pour le mien. Et je sais que je n’aurai pas assez d’imagination – qui a toujours été fragile, mon père puis mes maîtres me l’ont assez répété- pour que ce que j’invente soit chaud, ductile et fortifiant comme ma vie auprès de A.
au début rien il n’y a je le dis
seuls forêts plaines cols villages creux touffes bétails seuls c’est-à-dire désert c’est-à-dire nuit c’est-à-dire vide c’est-à-dire manque c’est-à-dire sans Teneur sans Soleil sans Cæsar manque manque depuis toujours manque depuis le premier crachat des Titans puis ensuite alors là c’est-à-dire que vient-il Cæsar passé sous Cæsar donne Empire les contrées ça bouleverse tout quand forêts plaines cols villages prennent sens épaisseur une plaine un col de tout temps objet du temps secret du temps accomplissement des temps avènement de toutes les natures oui car civilisation oui car sagesse oui car connaissance oui car morale oui car tempérance oui car culture oui car liberté oui car égalité oui car solidarité oui car partage oui car sécurité oui car quiétude oui car commerce oui le peuple oui le progrès oui la santé oui le droit oui marmailles de la louve câline
Nous redécouvrons le plaisir. Nous ne l’avons jamais connu. Nous faisons l’expérience de l’inédit. Nous faisons l’expérience de la jouissance et nos corps pénètrent une compréhension nouvelle. Nous faisons l’expérience d’une compréhension sans mots. Nos corps jouent et jouissent à l’abri des yeux du monde. Nos corps font une lumière qui les rend visibles depuis tout point du monde. Nous sommes dans la chambre. Nous sommes le corps de la chambre. Nous faisons l’expérience de nos corps offerts à la chambre du monde. Nous sommes les rires en éclats, nous sommes les cris, nous sommes le plaisir et joie. Nous ignorons les fracas du monde. Nous ne sommes pas dupes. Nous sommes un corps insolent dans le monde en son état. Nous sommes un autre fracas. Nous sommes deux corps couplés modifiant tous les flux du monde.
Monter sera toujours un mouvement musical. Un nombre proche du zéro commence, c’est-à-dire une onde qui appartient encore au néant, à son bourbier sonore, aux vibrations qui se perdent, une onde infinitésimale commence, qui appartient encore à la perte et qui, déjà, depuis le fond indistinct de tout ce qui s’agite et remue de la nuit, prépare le passage du seuil, et c’est le son qui va partir du silence, du faux semblant de silence qui le tenait en lui, disparate, gâché, perdu d’avance, c’est le son, ça commence, ses balbutiements qui sont des miracles, ses gutturales, ses explosives, ses fricatives, ses sifflantes, le son prend. Quel phénomène ? Avant qu’aucune oreille ne soit là pour entendre, la grande gueule pleine de cire et de glu dorée s’est ouverte et c’est le lâcher des bourdons qui vont inséminer notre histoire.
Je pars de cet effondrement du rythme qui me tient debout depuis le centre de mon thorax, je pars, tardif et pas bien ferme, espérant.
A. est parvenue à s’attacher avec une joie confuse aux femmes et aux hommes du village. Elle les a attendus. Elle n’a pas lutté pour leur appartenir. Pas comme moi.
Année après année, ses yeux se sont faits à eux.
Il faut vous dire qu’au départ, moi, je ne suis pas d’ici.
A l’Automne dernier un homme prénommé Cassius est venu s’installer au village. Il est entré dans ma maison, il m’a parlé des Mémoires qu’il rédigeait sur le règne de Trajan, puis de ses nombreux voyages, et j’ai écouté les histoires qu’il me livrait comme un bloc brut de souvenirs personnels mêlés de prodiges et de présages et d’histoires rapportées.
Puis il m’a dit :
Ta jeunesse appartient au sol romain mais pas ton enfance. Tu es né ailleurs. Là-bas, au-delà de l’Atlantique. Là-bas où on vous appelle les Hopewell. Vous êtes très nombreux à y avoir vos maisons, vos amis, votre famille. Vous pouvez partir de Porter, jusqu’à l’Ohio, en traversant Santa Rosa swift creek et la Copena, vous arrivez à New-York Hopewell : vous êtes partout sur vos terres, et ces terres, n’importe laquelle de celles que je viens de citer, vous appartiennent encore. Leur peau est presque noire comme la tienne. C’est un peuple redoutable, édifiant des murs de terre destinés à protéger des chambres secrètes et sacrées, et forant des milliers de souterrains qu’aucun ennemi n’a su encore repérer. Ils construisent des murs bien plus solides que ce Mur du Nord derrière lequel tu iras te retrancher avec tes armes de soldat.
Cassius a vécu avec nous jusqu’au jour qui termine l’année. Puis il est reparti.
Je ne suis pas romain. Je ne suis pas du Royaume des futurs Pictes dont je vais avec d’autres soldats occuper la patrie des pères. Je suis seulement les ordres de notre chef Caesar Hadrianus, obsédé par la consolidation de nos frontières partout, à l’Ouest et au Nord, où son Empire s’étend depuis les conquêtes de son tuteur et cousin, le grand Trajan.
Depuis trois jours j’essaie de me mettre dans la peau de ce soldat romain que l’on attend de moi : notre chef, les militaires, les habitants du village me regardent et attendent que je parte. Là-bas, à l’ombre du mur du Nord, je m’éloignerai définitivement de plus en plus de moi ? Je suis comme mon père indien qui cherchait à aller quelque part : et je suis aujourd’hui soldat par ce que je suis un homme et que j’ai vécu ma jeunesse dans l’Etat de Rome, mais je sais qu’après avoir combattu, cet homme redeviendra, au faîte de sa vie, un brave paysan ou un cultivateur de tournesols.
Je vais me battre au nom de pères que je n’ai pas connus.
Jusque là la violence des mensonges que l’on tend aux étrangers ne m’a jamais encore menacé.
De même, A., ma femme résume notre situation : « Jusque là, rien ne nous a jamais détruits ». Elle ne se soucie d’aucune opinion, pas même de signes divins qu’un jour elle n’a plus désiré espérer. Elle a toujours ce feu dans l’œil qui me porte à ne jamais cesser de croire ce qu’elle tait, ni ce qu’elle dit. Pour qu’elle ne perde pas pied, je me retranche derrière elle. J’ai coupé quelque chose de l’histoire qui m’a façonné ici. Je me réduis en poussière avec la même joie sauvage qu’A. à chaque fois qu’elle gagne l’affection des hommes et des femmes de notre village.
Tant que je marche sur la terre d’ici, je sais ça : ce retranchement volontaire de ma personne qui m’a aidé à me fondre parmi eux, ces étrangers ici, et qui m’aideront à être bien avec les étrangers de là-bas.
Je quitte aussi des villageois avec qui je suis resté en colère.
Je crois entendre leurs pas lents qui errent devant ma porte, étonné et triste que ce soit déjà bientôt fini. Je vais bientôt fermer la porte sur notre maison. Même la colère, je voudrais qu’elle s’efface un peu.
Tout ce que je vois, ce soir, va affecter durablement l’observateur.
« Vous êtes déjà parti très loin l’un de l’autre ? », m’a dit mon jardinier qui souhaitait sans doute, avant de nous quitter, me consoler.
Non, jamais comme ça. Jamais en sachant qu’il y a de grandes probabilités que je ne revienne pas.
Non, jamais.
Et je répète à l’envi ce non que personne n’a voulu entendre.
Nous sommes un regard traversant les murs de la chambre quand nous pénétrons le corps aimé. Nous voyons maintenant d’une manière tout autre qui regarde le monde. Nous ne sommes pas dupes et pas plus naïfs que la moyenne. Nous sommes bien plus vivants qu’un certain nombre de cadavres que notre jouissance réveille. Nous sommes le réveil des cadavres que nous étions. Nous plongeons nos corps dans nos corps. Nous sommes dans l’abandon c’est dire si nous continuons. Nous sommes dans la recherche effrénée c’est dire si nous ne savons pas. Nous sommes dans la recherche de nos corps. Nous réalisons nos corps de recherche. Nous produisons de l’inutile. Nous sommes dans la recherche d’un inutile encore plus vaste par lequel multiplier le vivant par le vivant. Nous faisons cela. Nous sommes la chambre. Nous sommes la chambre des amants. Nous sommes insolents, gueulards. Nous bataillons en toute heure du jour et de la nuit. Nous parcourons l’inépuisable. Nous nous endormons. Nous réouvrons le temps à chacun de nos réveils. Nous agrandissons l’espace à chacune de nos étreintes. Nous vivons cela pour notre seul plaisir. Nous modifions l’es espaces au-delà des murs de la chambre. Nous modifions l’état du monde par le vivant démultiplié. Nous sommes ce vivant démultiplié. Nous participons à rendre le monde plus vaste. Nous sommes la clameur. Nous sommes la chaleur. Nous sommes le plaisir de notre seul corps ouvert au plaisir du corps de l’autre nous sommes ouverts au corps du monde. Nous sommes le corps du monde ouvert à la possibilité de sa jouissance. Nous sommes hurlements de plaisir et d’effroi. Nous sommes cette fine membrane vibrante : séparant le plaisir de l’effroi. Nous sommes cette fine membrane au plus lointain de chacun de nos corps. Nous sommes cette membrane séparant nos corps à l’intérieur de ce corps où nous sommes. Nous sommes fine membrane intérieure et nous venons frapper contre et connaissons le plaisir.
et au milieu de rien je le dis la troupe apparaît
dans la brume droit au milieu du gris de poisse le premier jour marche la troupe
c’est le premier jour fatigue un peu mais l’exquise pensant au départ revoyant centaines de femmes lâchées dans le camp qui voulaient ne voulaient pas c’est pareil car glaives ont pénétré ça faisait de la chair et cris dans les augures de foutre baigné de terre mère et nous marcherons jusqu’au fond de l’Empire avec ces visions entre les dents jours mois ans de marche avec ce fouet au ventre et d’autres là-bas, les femmes qui nous attendent et ne savent pas ce qui les attend là-bas, pleureuses sur nos ennemis honorées d’être ouvertes par nos soins elles espèrent là-bas, guettant l’horizon de notre approche et sentant le sol trembler sous leur pieds là-bas, enfin eux disent-elles en rejetant leurs tresses derrière leur nuque sauvage
enfin Empire Empire Empire
est nous Empire en moi Empire en nous Empire se pose sur les choses avec nos yeux de nomades Empire vous aime il vous a bâtis Empire vous protège et prend soin car oui Empire est mère providence un caillou qui clôt vos ulcères les amoureux arrivent nous sommes ses amoureux qui faisons jaillir Empire où nos pila se dressent et les peuplades acclament et battent les tambourins et devant nous la forêt recule avec ses hantises ses sorciers ses entrelacs stériles
Nous sommes cette frontière traversée lorsque nos corps atteignent cette membrane lointaine. Nous sommes plaisir éclatant dedans. Nous sommes le plaisir et nous trouvons la sortie.
Oui, quelque chose tremble sur cette ligne que je n’ai jamais vue, dont le sucre fait ce roux qui me soulève, crépitant, de la salive plein la bouche, dépensé déjà comme force, assoupli, dédoublé, décuplé, sorti de mes cristaux, de ma pierre, croissant, sensible au ciel comme je n’ai jamais été, oui, extensible, quelque chose s’est produit sur la ligne que je n’ai jamais vue de mes yeux, que j’ai regardée tous les soirs, dans ce rêve entretenu par ma collection de feuilles, d’encres qui me viennent des quatre coins, que je laisse dans leur coffre, que j’emporte dans mon paquetage, que j’emporterai, que je laisserai au sable qui les a brassées avec sa nuit toutes les nuits, que je laisserai, tant pis, pour d’autres images, oui, il s’est produit une brèche dans la ligne arrêtant l’élément liquide qui a pris le milieu du monde et envahi ma propre bouche avec son sel, catastrophe, que la barre de mes dents cède, c’est la chute, irrépressible, oui, il s’est ouvert une ouverture dans la jonction sol/ciel, ça tremble, voilà ce qui m’a mis debout, un intervalle à l’intérieur de la ligne qui rend domestique le bleu, qui rend domestique le vert, un espace que je dois habiter, qu’est-ce que ça veut dire ?, dans la ligne qui coupe le sifflet des poissons femelles que personne de vivant n’a pu témoigner avoir vus, que je verrai, peut-être, une ouverture dans la ligne qui finit la terre, c’est la bouche, c’est la source, origine du départ, elle est à l’intérieur de mes genoux ébranlés par le choc, sous le ménisque qui la garde serrée le plus longtemps possible avant que je puisse, moi, desserrer les dents, me mettre en route, marcher, que tout coule.
la troupe marche c’est le premier jour Climax je le dis
Climax à mon côté Climax
mon ami et son visage impénétrable qui change à chaque instant ses yeux qui voient loin plus loin que nous autres Climax n’est pas comme les autres mieux que nous appartient à la terre plus fort que celui qui en a été extrait il est homme d’Empire celui qui vient d’ailleurs autrefois barbare porté par le nom nouveau qu’on lui a donné son nom d’homme ayant effacé son nom de né et si nous sommes presque tous dans la troupe étrangers absorbés par l’Empire qui trancha d’un pincement de lyre le cordon reliant à nos ancêtres la chaîne brisée des âges nous faisant hommes nouveaux Climax est parmi nous le grand étranger le sublime étranger de par-delà les mers le paroxysme le faîte la conclusion total étranger nec plus ultra à la peau différente au regard différent au sang différent aux membres différents aux organes différents au toucher différent au parler différent aux principes différents au sommeil différent qui pendant les mois de traversée jusqu’ici endura enfant tornades et tempêtes et scorbut et privations et supplices et injures pour enfin apercevoir la terre l’île le refuge et devenir Romain
Climax mon ami je suis
près de toi Climax
amoureux je marche à ton épaule je vise à gauche quand tu cherches à droite je scrute le haut quand tu préfères le bas je défends tes angles morts tes mauvais rêves tes pensées interdites j’emplis l’absence de toi pour ton retour Climax je t’attendais amoureux de mille façons quand chaque pas me rapproche de toi que nous faisons côte à côte
Nous traversons les espaces vieux et les inédits avec la même jubilation. Nous faisons le voyage par lequel dans la chambre close nos corps parcourent le monde. Nous sommes un éclat de rire très vif. Nous sommes un mouvement pénétrant. Nous cognons. Nous accélérons. Nous sommes un éclat violent répété. Nous sommes violents. Nous sommes tendres jusqu’à à l’abandon. Nous sommes exclusifs. Nous fermons. Nous ouvrons. Nous sortons. Nos pénétrons. Nous sentons que cela ne peut pas durer. Nous savons que cela ne va pas durer. Nous y sommes. Nous faisons le présent d’un corps par lequel l’impossible d’une telle durée se réalise. Nous entrons. Nous ouvrons. Nous sommes ce corps par lequel passe le monde ouvert. Nous sommes la chambre des corps ouverts. Nous sommes la chambre ouverte par les corps. Nous ouvrons les corps. Nous ouvrons le monde.
Voici ma dernière nuit.
A. et moi avons peur. Notre manière de nous aimer, brusque, puis très lente quand nous nous cherchons à nouveau dans le sommeil, montre que c’est d’abord la peur qui nous conduit.
Je tombe dans un profond sommeil.
A la frontière qui ouvre l’accès au Mur, je fais le rêve qu’un douanier m’arrête à un poste de contrôle pour vérifier la validité de ce que je transporte avec moi. Il fouille mes sacs. Il dit que rien ne l’intéresse dans mes affaires (mes armes blanches sont d’une très grande banalité). Qu’il perd son temps. Mais, quelques temps après, le même contrôleur revient vers moi, mêmes fouilles, même déception.
Puis, juste avant l’aube, j’ai rêvé de cartes géographiques. Elles ont pour particularité d’être des cartes tronquées représentant uniquement des extrémités de pays frontaliers avec la mer ou l’océan.
Je regarde ces cartes pêle-mêle, fébrile et lentement bercé comme si j’étais sur un navire- et pourtant, à coup sûr, tout le paysage autour de moi me prouve que mes pieds raclent la terre ferme.
Au même moment (ce que je crois être le même moment) dans une des cages d’escaliers sans nombre d’un gratte-ciel, A., enfermée tout en haut de la tour, descend les marches, s’arrêtant à chaque palier, puis descend de nouveau, de plus en plus dubitative sur l’effort qu’elle doit déployer pour descendre ainsi sans fin, n’entrevoyant jamais aucun rez-de-chaussée. Tandis qu’elle descend ces marches, quelque part des ouvriers s’affairent et construisent, grandeur nature, un pont enjambant l’Atlantique, reliant le sud de l’Amérique (depuis mon Fort natal de Walton Beach ) à un bout du Mur, à Solway Firth, et que chacun baptise en coeur:
Faulkner Bridge.
Ni le contrôleur, ni les travailleurs, ni moi-même ne parlons plus la langue que les gens de mon village romain ont l’habitude de comprendre. A. non plus ne semble plus capable de la saisir.
Peut-être ne le veut-elle plus.
Mon silence est devenu semblable au sien perdu dans la tour. J’ai encore tenté de parler, j’ai réussi à me taire — comme elle et je n’en éprouve aucune joie, ni aucune tristesse. Juste ce sentiment qui paralyse et qui est de vouloir réessayer, réessayer encore pour multiplier les chances d’être compris à chaque fois différemment, à chaque essai avec plus d’intensité pour se rapprocher du corps de celle ou celui qu’on aime.
J’ai à nouveau ressenti ce que l’observateur objectif ne peut qu’éprouver avec la même frayeur–, et qui m’a longtemps oppressé : qu’une langue maternelle manque, si puissamment et si souvent, de sous-entendus.
A l’instant A. leur dit que je repars, de nouveau, parmi les ombres.
« C’est la première fois mon A. que je pars vraiment »,
ai-je insisté, presque brutal.
Je lui dis que je reviendrai.
Elle ne semble pas accablée. Ses épaules sont incroyablement larges. Dans son œil, je vois son épi d’or qui brûle encore.
Nous sommes cette chambre inédite et ce corps impensable. Nous entrons et sortons et sans mots nous sommes la réponse présente à ce qui ne va pas durer. Nous entrons et sortons et sans mots nous sommes la réponse présente à ce qui n’est pas là pour cesser.
oui Climax je le dis
ton visage que je le presse contre ma joue ton visage change comme le nuage comme une part d’atmosphère l’envol des oies cendrées c’est le visage d’éléments d’origines du bout du chemin qui me fait face
Chapitre 4 : le mur (mars 2011)
Nous voilà nous venions nous y sommes.
Rien qu’un peu d’empire, restant de son emprise.
L’Empire, à peine un songe, même plus un lieu quitté. Là-bas n’existe plus, poussières mouillées diluées, nous sommes partis il y a des années, et dès le départ Là-bas disparut et l’empire n’eut plus lieu, l’horizon pour seul lieu droit devant, mais : front bas, le sol déjà en cible, un signe.
Nous voilà nous venions l’Empire est grand. L’Empire est bien trop grand. Général assidu de ses frontières. Il nous faut buter contre. Nous sommes nombreux mais moins mais, mais ce qui nous tient soudés c’est aussi ce qui manque, nous sommes unis par une perte, seul et tous, bizarrement tenus par nos pertes, troupe plus forte et folle enragée par ses pertes, moignon super habile. En même façon concaves et convexes, notre intérieur ne comptant plus, nos pieds nous ont tant portés, nos jambes tant plié levé posé, qu’ils ont façonné un corps mobile, nous sommes essieux tournant, sandales rechapées dans l’arrière-cuisine : nous ne sommes plus rien qu’expression de la marche. Touristes organisés, encombrés et hargneux. Hectolitres de pisses aux angles des rues, qui dessinent de nouvelles cartes liquides. Écume de notre vague – écumons le limes.
(Un mur.) Buter contre – effet rebond. Marche qui perdure quand on s’arrête. Face à ce qui se définit comme limite, comme limes, c’est ainsi, c’est ici, que notre flèche se cogne clong, face à un horizon inchangé, vert dans vert – le Nord non n’ira pas plus loin, le paysage pivote à guise en trompe l’œil, au décor changeons d’axe, c’est ainsi, c’est ici : ici qu’on s’écrase sur ce qui sera (un mur), ici que s’éparpille notre troupe ordonnée, le long d’un pic étiré devenant ligne de front, un front bientôt ridé, fatigué de lui-même et de la lutte pour.
Ici le ciel,
roches qu’une lave glissante, nourricière, enveloppe de curieuse tendresse
(Et puis, soudain.)
Aujourd’hui j’ai rêvé de vous. Mais vous étiez si vieux que j’ai prié qu’il ne vous soit pas donné de voir votre propre visage, là où vous êtes.
Je vous ai envoyé du tabac, du papier. Trois paires de chaussettes en laine que m’a données la vieille du pont.
Des pies à longues queues. Deux et pendant que je vous écris trois sûrement. Mais la route est trop longue pour vous les montrer.
Et le ciel maintenant. La bête s’est retournée sur son dos. Gratte son ventre. L’éclat se déplace.
On parle de typhus, de tempête. On dit que la moitié des hommes a eu les orteils gelés dans la plaine.
Dites-moi.
Parlez-moi de vous.
Car dans ce rêve, je vous l’avoue, vous me faisiez un peu peur. Votre visage s’était déplacé. Inscrit, peut-être, sur la pierre de la cellule où je vous imagine déchiffrant ces mots sous la lumière pâle jetée par un vieux morceau de bougie. Vous étiez sombre, barbu, échevelé. Nous traversions un monde sans oiseaux, sans bruits, debout de part et d’autre d’un énorme rocher qui nous servait de table et autour duquel il me semble que nous tournions lentement, à mesure que vous tentiez d’approcher de moi, glissant et sournois comme un lézard gris.
On ne peut rien écrire, rien de définitif, rien d’accordé, sur ces minuscules cartes qu’ils chiffonneront avant de vous les donner.
S’il faut rêver que ceci un jour.
Les pies tournent, subtiles, aiguisées, sous la fenêtre de notre chambre.
Sur un cahier je tiens la liste des questions. Parfois j’essaie d’y répondre.
Je n’ai pas revu l’écureuil.
Comment vous dire que votre mère est malade?
Dans guerre de mouvement il y avait : guerre mais guerre ne dit rien de la chose puisque guerre nous résume, guerre est notre fonction, notre essence ; dans guerre de mouvement il y avait : mouvement. Puis, stop. (Un mur, son fantôme : le précède.) Validée, saluée, acculturée, notre puissance s’arrête.
Notre masse se pose. S’éparpille, bouge, mais ces mouvements (fourmis, bestioles, travailleurs journaliers) ne sont plus le mouvement.
Notre puissance démembrée : s’oppose un peu mais quoi, minaude, négocie, terres contre poules, femmes contre terre, terre brûlée parcimonieusement, on sait qu’il faut passer les hivers, avec les denrées locales. Notre puissance s’enracine, s’enfonce. S’y fait. Déclare que c’est ici chez nous. Enclave et coin du feu. Nos poules et nos moissons. Comme la carte le dit. La carte, peaufinée en route, de ces terres désolées, dont nous saurons tirer le meilleur parti, dont nous saurons tirer la meilleure partie, c’est écrit, c’est chez nous. Protégeons notre bien. Plantons-nous dans la terre, enclavons-nous. Et construisons (un mur).
Ici le ciel, dans le haut gris, exténué.
Sa poussière d’os broyé qui ne retombe pas.
(Et puis, soudain.)
Dans le gris de la pierre où vous cacherez cette lettre pour la dérober à ceux qui, gardiens ou gardés.
Le visage même, ration de fuite, l’épuisement, la mue.
Quatre mois et douze jours.
Deux martinets en flèche.
Aujourd’hui j’ai rêvé encore. Mais vos paupières closes, comme coulées de craie fine et la pierre noyée de votre visage nu (très blanc et très amoureusement ravagé).
Toujours, d’une lumière qui brûle, mais sans nourrir, sans réchauffer.
Peut-être ailleurs, vivant, dans le temps que ces mots mettront à.
Je fais ce qu’il y a à faire pour la reconnaissance si vous revenez.
Un oiseau dans le puits.
J’attends le vieux Mathieu et ses cordes.
Ça n’en finit pas, ce froissement d’ailes brisées, la chose d’en finir.
Et c’était à nouveau comme une semelle ravagée votre visage vu.
Cette nudité de linge mouillé.
La main s’avance.
S’imaginant balancée, ouverte, sur l’étendoir.
Quelle différence entre la mouche d’ici et l’oiseau de là-bas ?
Tout s’amenuise.
Peut-être que je perds la vue.
Un mur. Tracer la carte dans le sol. Écrire le monde maintenant et à venir. Strier les nuances de vert et gris d’un trait large, décidé, ferme. Tracer. Tracer sur feuille et dessiner dans l’air, gribouiller ardemment, combat de géomètres. Tailler enfin à l’aune de l’Empire ce qui en sera l’orée. Ce serait simple, ce devrait, l’environnement rien qu’un décor, redessiner, à grands traits dans l’espace, retailler. Réifier, monter juste ce mur dont le fantôme (ce (mur)) déjà existe, attend, comme le galion dans la bouteille n’attend qu’un signal de nos doigts pour se lever et prendre dimension trois. Mais tout rebouge autour, dès lors que notre marche cesse, et les géomètres se chamaillent, des gamines – sans mouvement, plus d’armée, une piétaille plus ou moins (plus ou moins éduquée, plus ou moins technicienne, plus ou moins sanguinaire).
(Un mur) pourtant existe, son tracé flotte en l’air et parcourt les pelouses, tout est forcément là, ce fantôme de muraille, ce là-où-on-s’arrête, existe.
De ce (mur) faire un mur, qui, ainsi fait par nous, constituera : le mur.
Ici le ciel.
Cendre tombée, déchirures lasses, usées.
Deux ailes froissées dans le chêne.
(Et puis, soudain.)
À présent que la vitre n’est plus qu’un miroir par où les livres s’enfuient dans le noir.
On me dit que vous serez sûrement décoré. On ne me dit pas ce que vous laissez, ni le nombre de ceux qui sont restés dans la plaine, mêlés au souffle froid des chevaux.
D’un regard las, ultime. Ce front haut je le reconnais, et nu, marqué d’une rougeur sur le côté droit. Dans le prolongement du nez l’ombre qu’on pourrait prendre pour la trace laissée par un projectile, une balle définitive, si vos yeux n’étaient pas à présent si nettement ouverts dans le vide.
Et vous me regardez, oui, avec une tristesse de chien encagé. Vos yeux des noyaux secs, éberlués d’impuissance. Vous n’en finissez pas de me regarder de ce regard inutile, un regard qui n’annonce ni parole ni demande. Si j’abandonne vos yeux, si je laisse les miens glisser sur l’impossible surface, si je dévale les lignes désastreuses de notre avenir, je découvre qu’il ne reste à présent de vos lèvres, de votre bouche, qu’une trace cendreuse, griffée, une ombre carbonisée qu’aucune parole n’invente d’ouvrir.
Faire un mur : faire sortir, dresser – mais : pour monter il faut descendre. Pour ériger il faut creuser. Lever-poser-levier-marcher, mais avant tout, creuser. Creuser creuser creuser sortir, poser, porter, combler – faire un mur de cette sorte et manière, un rempart, une limite, cent dix-sept kilomètres de limite, faire ce mur nous limite. Nous limite à : nous, ici. Nous y sommes.
Nous y sommes. Au pied du mur, qui n’est plus un fantôme, ni un rêve de mur, qui n’est plus qu’une force posée pleine, au repos. Même crénelé massif percé de meurtrières, même épais plus qu’une citadelle, même visible d’aérostat, rien qu’un mur.
Nous y sommes. À l’abri des assauts, du feu, des ennemis. Mais nous ne sommes plus une armée, plus un Empire, nous ne mangerons plus l’horizon, qui nous regarde, nous menace : nous y sommes : pauvres hommes unis derrière un mur par une essence commune. La peur de ce qu’il y aura derrière le limes tracé par nos géos. Peur des barbares, peur du Nord, du tout autre et de l’horizon.
Dessinant la limite du monde, l’écrivant sur le sol, nous y avons inscrit notre fin.
Ici s’érige le mur, et dedans, notre peur.
Ici le ciel,
dans la même blancheur nette, écarquillée, que déchire l’encre des arbres au lointain.
(Et puis, soudain.)
Pourtant il y aura des cerises. Des merles poinçonneront dans le champ, je ne m’ennuie pas.
Partageant avec l’arbre le vent, le froid. Mais séparée par le fruit, paniers levés dans les branches.
Comme j’aimerais ne pas voir ce qui, gonflant les failles, à chaque roulade dans le vide un peu plus se ramasse et enfle.
On dit que l’hiver sera dur là-bas. On dit aussi que les hommes ont manqué de tentes. Et même qu’au pire vous auriez, cette fois, échappé.
Si je lève les yeux de la page je peux croire que l’arbre s’est encore rapproché.
Ne pas tout dire.
Comment pourrions-nous.
Cette chair rose, pâle, dévorée par le blanc où vous basculiez, tête rincée. Je savourais le noir de vos narines offertes et votre pubis dévoré de cendre était tout ce qu’il restait en vous de protestation, dans la couleur.
Vos bras avaient disparu. Vos épaules ne soutenaient rien. Vous étiez redevenu le tout petit enfant que peut-être vous ne fûtes pas. Le blanc des langes vous réclamait, pendu sous le clou, jusqu’à l’étouffement.
Dans l’élan de vos maigres joues, basculées. Le givre de votre cou impossible me griffait les yeux. Vous m’apparaissiez noyé par asphyxie de lumière et votre corps, peinture jetée en pleine nuit dans un champ que laboure l’orage.
Dans mes mains nues et seules pour se souvenir.
Sur le chemin. Caressant un caillou.
Lèvres muettes.
Recommencer.
Et dérapant oui, d’une grande, d’une irrémédiable glissade, d’avant en arrière, et pour toujours.
Je n’entends que le bruit de la plume qui gratte la feuille.
Je continue. Une grande fatigue s’enroule au-dedans. N’imaginant rien de ce que furent vos marches. Ni le feu ni les blessures. Pas davantage à présent de vous enfermé.
Tout cela était-il vraiment nécessaire ?
Dans ce qu’il restait de peau tendre, de rose utile, je voulais pénétrer.
Un jour, peut-être. Le tremblement de ne pas reconnaître.
L’échelle que Martin a dressée pour remplacer les tuiles fêlées par la grêle dessine des barreaux sur la pierre.
Quelques fagots de nuages traînent encore exaspérés de lumière douce, vaincus, glissent lentement vers le lieu d’en finir.
Le ventre d’une bête tiède, laine mangée.
Je ne vous reconnaîtrai pas.
Vous ferez comme si vous l’aviez toujours su.
Dans cet écart, aveuglément.
Mais si vous dites mon nom peut-être, de cette voix de buvard qui était la vôtre, si près de mon oreille qu’il me semblera que vous vous y êtes tapi pour toujours, alors oui, peut-être, oui ?
Monument à la matière, au poids, à l’épaisseur dont je suis fait, puissance du sol, méfiance du ciel, autel à ma condition d’homme fini, rappel de mon attachement, rappel de mon opacité.
Limite, monument élevé à lui-même, que tout franchit à part la lumière.
C’est mon trait, moitié accidentel, qui part au-dessus des mâts tendus de voiles dont le blanc devrait garder mon ascendance et ma filiation, pendant que la surface éblouissante attend qu’un corps lui tombe de la falaise.
Maintenant que tout est joué, j’ai cette victoire à dresser, élément par élément, que je dois rendre pleine, cimentée, sans jour, que je dois rendre sans jour, dont tous les interstices vont se remettre au ciment et tous les vides se résoudre, pas de logement pour l’animal, le rampant biologique, l’eau, pas d’espace pour l’eau, je comble, je fais, solide et lisse, l’état du monde entre là-haut et moi, je m’élève.
Nous marquons l’espace et nous traçons la frontière au-delà du temps présent de cet espace. Au-delà de l’actualité de cette frontière.
Nous fortifions l’extrême limite au-delà de laquelle il n’est plus possible de revenir.
Nous dépassons l’extrême limite et rendons fragile à l’extrême ce que nous avions pensé fortifier.
À chaque instant de la durée.
Je forme l’espace à ma façon, memento. Je me souviens de donner un temps à chaque pierre, à chaque pierre, un son, à chaque nom, un sens, je me souviens que je connais, je me souviens que j’écarte, que j’examine, que j’apprécie, que je retiens, que j’assemble, que je connais la chaux, et le truc de lier le sable avec l’eau, de lier la matière à elle-même, d’en ériger un solide, une durée, je me souviens de moi-même, faites ce que vous voudrez.
Je pose un pan immobile plus haut que moi et plus durable, ancré, visible depuis deux horizons. J’érige et je circonscris, je suis là pour ça. Je suis l’instrument de cette ambition de la matière : faire échec à la lumière.
Je monte bloc par bloc cette victoire dont je ne verrai rien, qui s’effritera, qui attendra les doigts des enfants des enfants de nos enfants pour retourner aux fragments, à notre sable commun.
J’édifie une nef sans clé, sans voûte, un angle à mon échelle contre le soulèvement des terreurs, contre l’instable, le fugitif, le temps lui-même, j’élève, au-dessus de ma tête, le pare-feu, le fixe, la permanence, l’alpha entre deux directions, et les 90° qui sont la structure intime de mon regard, je pose la perfection de deux droites, une verticale avec l’horizontale qui la révèle, je pose l’axe, invention de mon cerveau, qui rend l’espace intelligible à mon sens.
C’est mon visage, c’est mon regard que j’élève au-dessus du sol où je suis tenu, où mon poids me tient, où mon corps reste pris, mon visage au-dessus de moi-même. Je me sépare.
Nous gardons le territoire. Nous posons des limites au territoire que nous gardons. Nous déplaçons les limites. Nous les repoussons. Nous modifions la garde. Nous regardons le ciel pour savoir s’il va pleuvoir.
Nous voulons garder le territoire. Pour l’éternité. Nous voulons conserver chaque instant. Nous cessons de vouloir. Nous grandissons.
Je suis là pour ne pas admettre. De l’autre côté, l’inculte, les ronciers, la salive. Les puissances. Les laissées animales. Le sang. Ma peau appartient à son odeur, aux corps qu’elle a fabriqués sur le mien ou retenus.
Au vide dont je finis par avoir trop conscience, je présente le plein, je le soulève, je le joue contre le pari des fifres qui font damner l’atmosphère.
Pire que le connu, je pose l’accompli, le mesuré, je suppose que c’est mon terme et sur cette hypothèse commencent à pousser les capillaires. Mon ouvrage et moi, nous aurons cette mousse en commun.
Refuge des organismes à naître, des lettres gravées à la pointe du couteau dans un alphabet dont je n’ai pas idée, salut aux avenirs, idée de la face favorable ou défavorable des choses fourgonnées par le hasard. Sans doute une main dans mon dos tourne la manivelle à ma place. Comment l’affaire se présente, c’est ce que nous ne saurons pas, à moins d’anticiper le jour où il faudra payer pour voir.
Nous agrandissons le territoire et cessons de vouloir le garder. Nous grandissons.
Pour que règne notre pouvoir en deçà de la frontière et pour qu’il soit visible au delà. Pour qu’il provoque de la crainte en deçà et pour qu’il en provoque au delà. Nous délimitons le territoire. Nous gardons les frontières. Nous cessons de grandir.
Nous traçons la limite que nous ne franchirons pas et nous la franchissons.
Nous traçons la limite qu’il est impossible que nous ne désirions pas franchir.
Nous réalisons l’actuel de la limite.
Je fais la sécheresse, je fais la nudité de ce que je bâtis, c’est une surface, qui décide ? J’élève des divisions assemblées par ma technique, l’ensemble renouvelé à chaque fragment, chaque fragment destiné par ma main, justifié, j’élève une fin à mon attente. Et l’ensemble fait échec à l’unité.
J’ai jeté à la mer mon enfance, et le père qui l’a soignée dans son petit jardin, j’ai bâti un été, un champ vertical où épuiser le soleil, un arpent sans moisson, moi parti pour la conquête, pour l’arasement des anciens mondes, parti pour les scintillements, pour les phénomènes.
Nous sommes au plus loin de ceux que nous avons laissés, derrière, loin derrière.
Nous sommes au contact des lointains de ceux que nous avons laissés.
Derrière, loin derrière.
Nous sommes sous le même ciel que ceux que nous avons laissés.
Aux organismes de l’intérieur de ma cage, aux mousses qui, bien avant ma naissance, ont pris possession de moi, à mes natures qu’un rire diffuse, aux spores qui me constituent, j’oppose les quatre points d’un plan.
Je suis la main de ce qui se produit, je hisse les voiles noires, renverse de mes intentions, le basculement et la chute de ce qui m’a précédé.
Nous sommes sous le même ciel que les lointains.
Nous sommes sous le même ciel.
Nous regardons les oiseaux passer.
Nous ne leur confions aucun message.
Nous les regardons.
Nous regardons le ciel.
Pour savoir s’il va pleuvoir.
Moi, élément de cette tentative, les genoux pliés, les mains tournant la matière, concentré sur la terre, je donne une destination à mon dos, à mes bras, à mon front, à mon temps.
Ma naissance recouverte de vase, composant elle aussi cette terre fluide, cette eau chargée de départs, de dépôts, cette tourbe qui est toujours une tombe, ma naissance logée, je me quitte, cloporte ensorcelé par l’éclat de lumière, par le calcaire qu’il épouse, je me laisse, lové, à l’espace fait par moi.
Forme lisible de ma fin, je te sers, les mains craquelées à ta matière, l’échine basse, les jambes pliées sous moi, animal constructeur, je fais tenir ce qui ne tient pas ensemble, je plie mes forces à ce rythme, à cet ordre de blocs séparés par le souffle, par le soupir de l’impossible.
Nous sommes aux limites de notre avancée.
Nous consolidons la limite.
Nous allons encore avancer.
Nous sommes là d’où nous ne reviendrons pas.