Etape 3 : chapitres 4, 5, 6

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4A Nous y sommes (Guénaël Boutouillet)
4B Ici le ciel (Sereine Berlottier)
4C Nous sommes dans la durée (Marc Perrin)
4D Monument à la matière (Nicole Caligaris)

5A Les noces (Patrick Chatelier)
5C Les zèbres montent à la surface (Nicole Caligaris)
5D Cette nuit nous avons rêvé (Gilles Duval)
5E Une noce inédite (Marc Perrin)

6A Tout se diffracte (Sereine Berlottier)
6B Le fantôme de l’Ecossais (Laurence Werner David)
6D Nous sommes entre les corps (Marc Perrin)
6E Devenir-végétal (Benoît Vincent)
6F Je suis déjà rempli de bruit (Nicole Caligaris)

 

4A Nous y sommes (Guénaël Boutouillet)

Nous voilà nous venions nous y sommes.
Rien qu’un peu d’empire, restant de son emprise.
Qui résiste, s’accroche – refonder ce qu’il en reste, ce qu’il nous en reste, avant dispersion, nous accrocher au sol d’ici. L’Empire, à peine un songe, même plus un lieu quitté – le lieu quitté, poussières, s’est envolé dans nous. Là-bas n’existe plus, même en nos songes, poussières mouillées diluées, nous sommes partis c’était il y a des années, et dès le départ Là-bas disparut et l’empire n’eut plus lieu, l’horizon pour seul lieu droit devant, mais : front bas, le sol déjà en cible, un signe.
Seules des parts étrangères de nous-mêmes, nos fictions intérieures, nos fantômes crayonnés, s’y rendent encore, Là-bas, l’originelle contrée, Rome Paris Sologne Pyrénées Casamance Arkansas, y séjournent hagardes durant notre sommeil, nous échappent, y convolent en noces de matières nobles, y vont y restent, spectres nourris logés blanchis ; et la carcasse demeurée, au réveil, bée d’un mauvais rêve : ce nous suivant, migraineux, qui demeure, s’en trouvant délesté d’un peu de ces surplus. Riche d’un peu moins de l’empire fondé, d’un peu plus de l’empire à fonder. Comme notre peau desséchée s’est couverte d’un cal anesthésiant, comme nos pores peu à peu obstrués, ultime trace perdue du contact avec les peaux les odeurs la toilette matinale, le broc vert d’eau écaillé et la vue sur la cour de l’école. Souvenirs sans emprise, tapisserie intérieure, photos cornées dans nos portefeuilles striés.

Nous voilà nous venions. L’Empire est grand. L’Empire est bien trop grand. Général assidu de ses frontières. Il nous faut buter contre. Nous marchons encore dans la campagne notre, même cadence en son principe mais moins vite, vitesse virtus et baïonnette fichées un peu en terre. Plantées (déjà charrue, déjà palissades, murets). Nous sommes nombreux mais moins mais, mais ce qui nous tient soudés c’est aussi ce qui manque, nous sommes unis par une perte, seul et tous, bizarrement tenus par nos pertes, troupe plus forte et folle enragée par ses pertes, moignon super habile. En même façon concaves et convexes, notre intérieur ne comptant plus, nos pieds nous ont tant porté, nos jambes tant plié levé posé, qu’ils ont façonné un corps mobile, nous sommes essieux tournant, sandales rechapées dans l’arrière-cuisine : après avoir été, flambant neufs au rapport, expression de la virtus ; puis en mouvement guerroyant, expression de la virtus en marche ; nous ne sommes plus rien qu’expression de la marche. Touristes organisés, encombrés et hargneux. Hectolitres de pisses aux angles des murs, qui dessinent de nouvelles cartes liquides. Ecume de notre vague – écumons le limes.
(Un mur). Buter contre – effet rebond. Marche qui perdure quand on s’arrête. Face à ce qui se définit comme limite, comme limes, c’est ainsi, c’est ici, que notre flèche se cogne clong, face à un horizon inchangé, vert dans vert – le Nord non n’ira pas plus loin, le paysage pivote à guise en trompe-l’oeil, au décor changeons d’axe, c’est ainsi, c’est ici : ici qu’on s’écrase sur ce qui sera (un mur), ici que s’éparpille notre troupe ordonnée, le long d’un pic étiré devenant ligne de front, un front bientôt ridé, fatigué de lui-même et de la lutte pour.

Nous venions. La conquête est derrière, les batailles passées, les cris les gueules le crâne les couleurs gueulées, les gueules colorées et les chairs et les corps mutilés. La furie acide et, là-dedans, notre puissance satisfaite d’aucune fin, notre insatiable soif de domination. La furie la conquête passées, une autre lutte s’entame. Dans guerre de mouvement il y avait : guerre mais guerre ne dit rien de la chose puisque guerre nous résume, guerre est notre fonction, notre essence ; dans guerre de mouvement il y avait : mouvement. Puis, stop. (Un mur, son fantôme : le précède). Validée, saluée, acculturée, notre puissance s’arrête.
Notre masse se pose. S’éparpille, bouge, mais ces mouvements (fourmis, bestioles, travailleurs journaliers) ne sont plus le mouvement.
Notre puissance démembrée : s’oppose un peu mais quoi, minaude, négocie, terres contre poules, femmes contre terre, terre brûlée parcimonieusement, on sait qu’il faut passer les hivers, avec les denrées locales. Notre puissance s’enracine, s’enfonce. S’y fait. Déclare que c’est ici chez nous, chez nous se clame encore l’empire, mais signifie chez nous – se calme, l’empire. Enclave et coin du feu. Nos poules et nos moissons. Comme la carte le dit. La carte, peaufinée en route, de ces terres désolées, dont nous saurons tirer le meilleur parti, dont nous saurons tirer la meilleure partie, c’est écrit, c’est chez nous. Protégeons notre bien. Plantons-nous dans la terre, enclavons-nous. Et construisons (un mur).

Un mur. Tracer la carte dans le sol. Ecrire le monde maintenant et à venir. Strier les nuances de vert et gris d’un trait large, décidé, ferme. Tracer. Tracer sur feuille et dessiner dans l’air, gribouiller ardemment, combat de géomètres. Tailler enfin à l’aune de l’Empire ce qui en sera l’orée. Ce serait simple, ce devrait, l’environnement rien qu’un décor, redessiner, à grands traits dans l’espace, retailler. Réifier, monter juste ce mur dont le fantôme (ce (mur)) déjà existe, attend, comme le galion dans la bouteille n’attend qu’un signal de nos doigts pour se lever et prendre dimension trois. Mais tout rebouge autour, dès lors que notre marche cesse, et les géomètres se chamaillent, des gamines – sans mouvement, plus d’armée, une piétaille plus ou moins (plus ou moins éduquée, plus ou moins technicienne, plus ou moins sanguinaire).
(Un mur) pourtant existe, son tracé flotte en l’air et parcourt les pelouses, tout est forcément là, ce fantôme de muraille, ce là-où-on-s’arrête, existe.
De ce (mur) faire un mur, qui, ainsi fait par nous, constituera : le mur.

Faire un mur : faire sortir, dresser – mais : pour monter il faut descendre. Pour ériger il faut creuser. Lever-poser-levier-marcher, mais avant tout, creuser. Creuser la terre, cette bonne terre arable ou patûrante. Cette qualité de terre, la constater de ses mains, s’y projeter sans savoir. L’envisager. S’enraciner déjà, prendre pied dans cette terre, en soldatesque paysanne. Creuser creuser creuser sortir, poser, porter, combler – faire un mur de cette sorte et manière, un rempart, une limite, cent-dix-sept kilomètres de limite, faire ce mur nous limite. Nous limite à : nous, ici. Nous y sommes.
Nous y sommes. Au pied du mur, qui n’est plus un fantôme, ni un rêve de mur, qui n’est plus qu’une force posée pleine, au repos. Même crénelé massif percé de meurtrières, même épais plus qu’une citadelle, même visible d’aréostat, rien qu’un mur.
Nous y sommes. A l’abri des assauts, du feu, des ennemis. Mais nous ne sommes plus une armée, plus un Empire, nous ne mangerons plus l’horizon, qui nous regarde, nous menace : nous y sommes : pauvres hommes unis derrière un mur par une essence commune. La peur de ce qu’il y aura derrière le limes tracé par nos géos. Peur des barbares, peur du Nord, du tout autre et de l’horizon.
Dessinant la limite du monde, l’écrivant sur le sol, nous y avons inscrit notre fin.
Ici s’érige le mur, et dedans, notre peur.

 

4B Ici le ciel (Sereine Berlottier)

Ici le ciel,
roches qu’une lave glissante, nourricière, enveloppe de curieuse tendresse
(et puis, soudain).
Aujourd’hui j’ai rêvé de vous. Mais vous étiez si vieux que j’ai prié qu’il ne vous soit pas donné de voir votre propre visage, là où vous êtes.
Je vous ai envoyé du tabac, du papier. Trois paires de chaussettes en laine que m’a données la vieille du pont.
Des pies à longues queues. Deux et pendant que je vous écris trois sûrement. Mais la route est trop longue pour vous les montrer.
Et le ciel maintenant. La bête s’est retournée sur son dos. Gratte son ventre. L’éclat se déplace.
On parle de typhus, de tempête. On dit que la moitié des hommes a eu les orteils gelés dans la plaine.
Dites-moi.
Parlez-moi de vous.
Car dans ce rêve, je vous l’avoue, vous me faisiez un peu peur. Votre visage s’était déplacé. Inscrit, peut-être, sur la pierre de la cellule où je vous imagine déchiffrant ces mots sous la lumière pâle jetée par un vieux morceau de bougie. Vous étiez sombre, barbu, échevelé. Nous traversions un monde sans oiseaux, sans bruits, debout de part et d’autre d’un énorme rocher qui nous servait de table et autour duquel il me semble que nous tournions lentement, à mesure que vous tentiez d’approcher de moi, glissant et sournois comme un lézard gris.
On ne peut rien écrire, rien de définitif, rien d’accordé, sur ces minuscules cartes qu’ils chiffonneront avant de vous les donner.
S’il faut rêver que ceci un jour.
Les pies tournent, subtiles, aiguisées, sous la fenêtre de notre chambre.
Sur un cahier je tiens la liste des questions. Parfois j’essaie d’y répondre.
Je n’ai pas revu l’écureuil.
Le vieux Bertrand a essayé de me montrer votre geôle sur la carte d’un atlas sale aux pages cornées. Je ne regardais que ses doigts crasseux, hésitants. C’est trop de fleuves encore, trop de frontières, trop de noms écrasés sous le froissé des monts et des plaines.
Ce qu’on voudrait soutenir. Ce qui s’efface. A peine vous, ici, flou et boueux de distance. A peine vous pleurais-je si peu approché.
La vieille Marcelle ne viendra plus chercher la lessive. Elle dit que son dos la tourmente. Je la crois plus superstitieuse que fatiguée.
Comment vous dire que votre mère est malade?

*

Ici le ciel, dans le haut gris, exténué.
Sa poussière d’os broyé qui ne retombe pas.
(Et puis, soudain.)
Dans le gris de la pierre où vous cacherez cette lettre pour la dérober à ceux qui, gardiens ou gardés.
Le visage même, ration de fuite, l’épuisement, la mue.
Quatre mois et douze jours.
Deux martinets en flèche.
Aujourd’hui j’ai rêvé encore. Mais vos paupières closes, comme coulées de craie fine et la pierre noyée de votre visage nu (très blanc et très amoureusement ravagé).
Toujours, d’une lumière qui brûle, mais sans nourrir, sans réchauffer.
Peut-être ailleurs, vivant, dans le temps que ces mots mettront à.
Je fais ce qu’il y a à faire pour la reconnaissance si vous revenez.
Un oiseau dans le puits.
J’attends le vieux Mathieu et ses cordes.
Ça n’en finit pas, ce froissement d’ailes brisées, la chose d’en finir.
Et c’était à nouveau comme une semelle ravagée votre visage vu.
Cette nudité de linge mouillé.
La main s’avance.
S’imaginant balancée, ouverte, sur l’étendoir.
Quelle différence entre la mouche d’ici et l’oiseau de là-bas?
Tout s’amenuise.
Peut-être que je perds la vue.

*

Ici le ciel, détrempé.
Grandes flaques qu’éclaire une lune maigre.
(Et puis, soudain.)
Une fille est née au Moulin. Dans le même temps qu’un orage chahutait le blé. Deux jours, déjà, que le linge était à bouillir.
Un oiseau franchit la fenêtre comme une tuile tombée. Le temps que j’approche de la rambarde il a disparu.
Je lis les mots : battu en brèche, revers, capitulation. Je lis ces mots dans un journal vieux de plusieurs semaines.
Je me souviens qu’à l’église votre main était froide.
Et soudain votre visage bascule en arrière. Je vois les trous noirs de vos narines ouvertes sur votre gorge noyée, disponible au fer. Vos yeux je ne les vois pas. Ils sont éclaboussés de lumière sale. A peine le souvenir d’un sourcil ici, pour la noirceur.
Si je reste debout, face à ce qui devant moi se délie, je vois encore ceci : oreilles, une masse de chair indistincte, nuageuse, effilochée, et par endroit du rouge criblé sur le front, la gorge. Le trou des narines fuyant. L’orbite nivelée, paupières tassées, et le regard même, comme d’une fosse pleine. Ce n’est pas disparaître. C’est autre chose encore. Quittant le monde, les lignes mêmes du monde, dispersées.

*

Ici le ciel.
Cendre tombée, déchirures lasses, usées.
Deux ailes froissées dans le chêne.
(Et puis, soudain.)
A présent que la vitre n’est plus qu’un miroir par où les livres s’enfuient dans le noir.
On me dit que vous serez sûrement décoré. On ne me dit pas ce que vous laissez, ni le nombre de ceux qui sont restés dans la plaine, mêlés au souffle froid des chevaux.
D’un regard las, ultime. Ce front haut je le reconnais, et nu, marqué d’une rougeur sur le côté droit. Dans le prolongement du nez l’ombre qu’on pourrait prendre pour la trace laissée par un projectile, une balle définitive, si vos yeux n’étaient pas à présent si nettement ouverts dans le vide.
Et vous me regardez, oui, avec une tristesse de chien encagé. Vos yeux des noyaux secs, éberlués d’impuissance. Vous n’en finissez pas de me regarder de ce regard inutile, un regard qui n’annonce ni parole ni demande. Si j’abandonne vos yeux, si je laisse les miens glisser sur l’impossible surface, si je dévale les lignes désastreuses de notre avenir, je découvre qu’il ne reste à présent de vos lèvres, de votre bouche, qu’une trace cendreuse, griffée, une ombre carbonisée qu’aucune parole n’invente d’ouvrir.

*

Ici le ciel,
dans la même blancheur nette, écarquillée, que déchire l’encre des arbres au lointain,
craie irritante fatiguant le regard, comme fatigue l’obstination de chercher, sur une route tourmentée de poussière, un qui ne reviendrait pas de toute façon sans vous prévenir.
(Et puis, soudain.)
Pourtant il y aura des cerises. Des merles poinçonneront dans le champ, je ne m’ennuie pas.
Partageant avec l’arbre le vent, le froid. Mais séparée par le fruit, paniers levés dans les branches.
Comme j’aimerais ne pas voir ce qui, gonflant les failles, à chaque roulade dans le vide un peu plus se ramasse et enfle.
On dit que l’hiver sera dur là-bas. On dit aussi que les hommes ont manqué de tentes. Et même qu’au pire vous auriez, cette fois, échappé.
Si je lève les yeux de la page je peux croire que l’arbre s’est encore rapproché.
Ne pas tout dire.
Comment pourrions-nous.
Cette chair rose, pâle, dévorée par le blanc où vous basculiez, tête rincée. Je savourais le noir de vos narines offertes et votre pubis dévoré de cendre était tout ce qu’il restait en vous de protestation, dans la couleur.
Vos bras avaient disparu. Vos épaules ne soutenaient rien. Vous étiez redevenu le tout petit enfant que peut-être vous ne fûtes pas. Le blanc des langes vous réclamait, pendu sous le clou, jusqu’à l’étouffement.
Dans l’élan de vos maigres joues, basculées. Le givre de votre cou impossible me griffait les yeux. Vous m’apparaissiez noyé par asphyxie de lumière et votre corps, peinture jetée en pleine nuit dans un champ que laboure l’orage.
Dans mes mains nues et seules pour se souvenir.
Sur le chemin. Caressant un caillou.
Lèvres muettes.
Recommencer.
Et dérapant oui, d’une grande, d’une irrémédiable glissade, d’avant en arrière, et pour toujours.
Je n’entends que le bruit de la plume qui gratte la feuille.
Je continue. Une grande fatigue s’enroule au-dedans. N’imaginant rien de ce que furent vos marches. Ni le feu ni les blessures. Pas davantage à présent de vous enfermé.
Tout cela était-il vraiment nécessaire ?
Dans ce qu’il restait de peau tendre, de rose utile, je voulais pénétrer.
Un jour, peut-être. Le tremblement de ne pas reconnaître.
L’échelle que Martin a dressée pour remplacer les tuiles fêlées par la grêle dessine des barreaux sur la pierre.
Quelques fagots de nuages traînent encore exaspérés de lumière douce, vaincus, glissent lentement vers le lieu d’en finir.
Le ventre d’une bête tiède, laine mangée.
A peine le temps de lever les yeux et il ne reste plus qu’un vague bout d’os percé que la lumière ramasse et entraîne plus loin.
Débordant à chaque seconde tout ce que ma main tente de retenir.
Je ne vous reconnaîtrai pas.
Vous ferez comme si vous l’aviez toujours su.
Dans cet écart, aveuglément.
Mais si vous dites mon nom peut-être, de cette voix de buvard qui était la vôtre, si près de mon oreille qu’il me semblera que vous vous y êtes tapi pour toujours, alors oui, peut-être, oui ?

 

4C Nous sommes dans la durée (Marc Perrin)

Nous sommes dans la durée. Nous vivons dedans. Avec elle. Où que nous soyons. Quoi que nous fassions. À chaque instant de la durée. Nous sommes de la durée.

Nous marquons l’espace et nous traçons la frontière au-delà du temps présent de cet espace. Au-delà de l’actualité de cette frontière.

Nous fortifions l’extrême limite au-delà de laquelle il n’est plus possible de revenir.

Nous dépassons l’extrême limite et rendons fragile à l’extrême ce que nous avions pensé fortifier.

À chaque instant de la durée.

Nous gardons le territoire. Nous posons des limites au territoire que nous gardons. Nous déplaçons les limites. Nous les repoussons. Nous modifions la garde. Nous regardons le ciel pour savoir s’il va pleuvoir.

Nous voulons garder le territoire. Pour l’éternité. Nous voulons conserver chaque instant. Nous cessons de vouloir. Nous grandissons.

Nous agrandissons le territoire et cessons de vouloir le garder. Nous grandissons.

Pour que règne notre pouvoir en deçà de la frontière et pour qu’il soit visible au delà. Pour qu’il provoque de la crainte en deçà et pour qu’il en provoque au delà. Nous délimitons le territoire. Nous gardons les frontières. Nous cessons de grandir.

Nous traçons la limite que nous ne franchirons pas et nous la franchissons.

Nous traçons la limite qu’il est impossible que nous ne désirions pas franchir.

Nous réalisons l’actuel de la limite.

Nous sommes au plus loin de ceux que nous avons laissés, derrière, loin derrière.

Nous sommes au contact des lointains de ceux que nous avons laissés.

Derrière, loin derrière.

Nous sommes sous le même ciel que ceux que nous avons laissés.

Nous sommes sous le même ciel que les lointains.

Nous sommes sous le même ciel.

Nous regardons les oiseaux passer.

Nous ne leur confions aucun message.

Nous les regardons.

Nous regardons le ciel.

Pour savoir s’il va pleuvoir.

Nous sommes aux limites de notre avancée.

Nous consolidons la limite.

Nous allons encore avancer.

Nous sommes là d’où nous ne reviendrons pas.

Nous sommes de part et d’autres de la canonnade et nous tenons ferme notre position.

Notre idée est plus forte que leur canon.

Nous avons les gueules hirsutes qu’aucune imagination ne saura jamais former.

Notre armée est plus forte que leur volonté de vaincre.

Nos pieds sont ancrés dans le sol que nous défendons.

Nous sentons nos corps faire bloc avec la terre.

Nous sommes de la même terre que ceux que nous avons laissés.

Nous sommes de le même terre que ceux que nous combattons.

Nous lançons des attaques au delà des limites.

Nous attaquons les limites.

Nous attaquons l’au delà des limites.

Nous ne revenons pas.

Nous revenons avec des prisonniers, gueules hirsutes, hagardes.

Nous interrogeons les prisonniers jusqu’à franchir avec eux certaines limites.

Nous écoutons les coups et les cris et les détonations et les tirs et nous regardons passer les oiseaux.

Nous allons pour nous distraire chasser les oiseaux.

Nous les tenons serrés dans le creux de nos mains.

Nous regardons au-delà de la limite et nous ne reconnaissons plus rien.

C’est là que nous allons.

C’est là que nous connaissons les plus intenses de nos plaisirs.

Aucun de nous ne revient de cette connaissance.

Nous sommes l’ennemi au-delà de la limite.

Nous laissons l’ennemi au-delà de la limite.

Ceux que nous rencontrons et combattons au-delà de la limite n’ont plus pour nom ennemis.

Ce que nous vivons de plaisir et d’effroi au delà de la limite n’a plus pour nom ni plaisir ni effroi.

 

4D Monument à la matière (Nicole Caligaris)

Monument à la matière, au poids, à l’épaisseur dont je suis fait, puissance du sol, méfiance du ciel, autel à ma condition d’homme fini, rappel de mon attachement, rappel de mon opacité.

Limite, monument élevé à lui-même, que tout franchit à part la lumière.

C’est mon trait, moitié accidentel, qui part au-dessus des mâts tendus de voiles dont le blanc devrait garder mon ascendance et ma filiation, pendant que la surface éblouissante attend qu’un corps lui tombe de la falaise.

Maintenant que tout est joué, j’ai cette victoire à dresser, élément par élément, que je dois rendre pleine, cimentée, sans jour, que je dois rendre sans jour, dont tous les interstices vont se remettre au ciment et tous les vides se résoudre, pas de logement pour l’animal, le rampant biologique, l’eau, pas d’espace pour l’eau, je comble, je fais, solide et lisse, l’état du monde entre là-haut et moi, je m’élève.

Je forme l’espace à ma façon, memento. Je me souviens de donner un temps à chaque pierre, à chaque pierre, un son, à chaque nom, un sens, je me souviens que je connais, je me souviens que j’écarte, que j’examine, que j’apprécie, que je retiens, que j’assemble, que je connais la chaux, et le truc de lier le sable avec l’eau, de lier la matière à elle-même, d’en ériger un solide, une durée, je me souviens de moi-même, faites ce que vous voudrez.

Je pose un pan immobile plus haut que moi et plus durable, ancré, visible depuis deux horizons. J’érige et je circonscris, je suis là pour ça. Je suis l’instrument de cette ambition de la matière : faire échec à la lumière.

Je monte bloc par bloc cette victoire dont je ne verrai rien, qui s’effritera, qui attendra les doigts des enfants des enfants de nos enfants pour retourner aux fragments, à notre sable commun.

J’édifie une nef sans clé, sans voûte, un angle à mon échelle contre le soulèvement des terreurs, contre l’instable, le fugitif, le temps lui-même, j’élève, au-dessus de ma tête, le pare-feu, le fixe, la permanence, l’alpha entre deux directions, et les 90° qui sont la structure intime de mon regard, je pose la perfection de deux droites, une verticale avec l’horizontale qui la révèle, je pose l’axe, invention de mon cerveau, qui rend l’espace intelligible à mon sens.

Je chiffre mon milieu d’un cercle et d’un bâton, d’un tout ouvert et d’une fermeture. Ma naissance oubliée dans la tourbe, je donne prise au midi.
C’est mon visage, c’est mon regard que j’élève au-dessus du sol où je suis tenu, où mon poids me tient, où mon corps reste pris, mon visage au-dessus de moi-même. Je me sépare.

J’ajoute, je conçois une autre dimension que l’écartement de mon pas, je me conçois d’une autre nature, capable de borner mon espace, capable de poser au milieu de la prairie l’horizon, capable de tracer autour de moi la limite visible de mon existence, je me conçois.

Monument à l’effort, à la taille, au moule, à la chaux, à la tourbe cuite, à la transformation du bourbeux en solide, à la transformation des éléments, obsession du régulier, de la structure, des possibilités du calcul, passion du calcul, passion de la jonction de l’abstrait au concret, c’est mon visage, quelle que soit sa morphologie, que j’élève dans l’espace, passion de la jonction entre le ciel et moi, rampant, astreint au sol, à la poussière, manqué par la beauté, ver depuis ma naissance, restreint à quelques centimètres, aux sifflements, aux contorsions, aux cailloux, aux grains.

Je suis là pour ne pas admettre. De l’autre côté, l’inculte, les ronciers, la salive. Les puissances. Les laissées animales. Le sang. Ma peau appartient à son odeur, aux corps qu’elle a fabriqués sur le mien ou retenus.

Au vide dont je finis par avoir trop conscience, je présente le plein, je le soulève, je le joue contre le pari des fifres qui font damner l’atmosphère.

Pire que le connu, je pose l’accompli, le mesuré, je suppose que c’est mon terme et sur cette hypothèse commencent à pousser les capillaires. Mon ouvrage et moi, nous aurons cette mousse en commun.

Refuge des organismes à naître, des lettres gravées à la pointe du couteau dans un alphabet dont je n’ai pas idée, salut aux avenirs, idée de la face favorable ou défavorable des choses fourgonnées par le hasard. Sans doute une main dans mon dos tourne la manivelle à ma place. Comment l’affaire se présente, c’est ce que nous ne saurons pas, à moins d’anticiper le jour où il faudra payer pour voir.

Je fais la sécheresse, je fais la nudité de ce que je bâtis, c’est une surface, qui décide ? J’élève des divisions assemblées par ma technique, l’ensemble renouvelé à chaque fragment, chaque fragment destiné par ma main, justifié, j’élève une fin à mon attente. Et l’ensemble fait échec à l’unité.

J’ai jeté à la mer mon enfance, et le père qui l’a soignée dans son petit jardin, j’ai bâti un été, un champ vertical où épuiser le soleil, un arpent sans moisson, moi parti pour la conquête, pour l’arasement des anciens mondes, parti pour les scintillements, pour les phénomènes.

Aux organismes de l’intérieur de ma cage, aux mousses qui, bien avant ma naissance, ont pris possession de moi, à mes natures qu’un rire diffuse, aux spores qui me constituent, j’oppose les quatre points d’un plan.

Je suis la main de ce qui se produit, je hisse les voiles noires, renverse de mes intentions, le basculement et la chute de ce qui m’a précédé.

Moi, élément de cette tentative, les genoux pliés, les mains tournant la matière, concentré sur la terre, je donne une destination à mon dos, à mes bras, à mon front, à mon temps.

Ma naissance recouverte de vase, composant elle aussi cette terre fluide, cette eau chargée de départs, de dépôts, cette tourbe qui est toujours une tombe, ma naissance logée, je me quitte, cloporte ensorcelé par l’éclat de lumière, par le calcaire qu’il épouse, je me laisse, lové, à l’espace fait par moi.

Je renonce au jeu pour dessiner au soleil son arène, je renonce au début, à la promesse des premières fois, au frisson, aux voiles blanches qui transpercent le bleu miracle entre mer et ciel, je choisis les bâtonnets du temps, je bâtis, régulier, la ligne qui doit m’écarter de mon ancien élément, détourner de ma tête la punition du plein soleil.

Forme lisible de ma fin, je te sers, les mains craquelées à ta matière, l’échine basse, les jambes pliées sous moi, animal constructeur, je fais tenir ce qui ne tient pas ensemble, je plie mes forces à ce rythme, à cet ordre de blocs séparés par le souffle, par le soupir de l’impossible.

 

5A Les noces (Patrick Chatelier)

Prends, toi qui ne t’appelles plus Climax. Toi qui n’as plus d’histoire, de famille, de stature, d’autorité, de présence, de raison d’être et d’avoir. Prends, toi qui as disparu aux regards des tiens, qui t’es effacé des paysages qui connaissaient ta bravoure, tes accents et ta démarche. Tes mots ne sont qu’un ronflement sourd dans la mémoire de tes anciens amis. Ton visage leur est devenu étrange, saugrenu. Tes mains sur leurs épaules n’exercent aucun poids tandis qu’ils courent et trébuchent douloureusement dans la forêt. À chaque instant comme par mégarde ils perdent un peu de toi. Légers de plus en plus.
Prends, toi qui n’as pas encore un nom. Tu continues à te dissoudre. Tu es passé de l’autre côté. Tu navigues, tu te brouilles. Ton rire est celui des chimères aspiré par la roue du temps. Ton sexe a été tranché en sept parts disséminées sur la lande. Ton cœur ayant été ouvert n’a révélé aucun secret. Tes viscères avaient déjà pourri, de mélancolie. Ta cervelle avait l’aspect d’une éponge qui ne retient plus ses liquides. Tes yeux ont lassé les enfants soldats qui les faisaient rouler sur le sol.
Mais tu es en train de revenir.
Prends, toi qui t’éveilles d’un sommeil de dix ans, de cent ans, de mille. Prends ma fille.

Prends, toi qui réclames un nouveau nom. Prends ma fille.
Je te la donne, du haut de mon trône peint en bleu avec les clés des univers gravées pour ceux qui savent lire, sous mon dais des saisons, je te donne ma fille, moi que tu appelais métèque et regardais avec dédain à ton arrivée dans ce pays il y a longtemps, soleils et lunes, révolution des vents, escorté de ton armée fière et bâtarde. Tu avais, disais-tu, l’œil de ton Kaiser dans l’orbite pour mesurer la terre et en prélever l’ombre exacte. Mais aujourd’hui cet œil est crevé, ton foie est rongé, les pointes de ta langue fendue se contredisent.
Tu avais l’honneur, disais-tu, le devoir d’empiler des cailloux au nom de ton Kaiser pour marquer la distinction entre toi et nous, pour déposer ici ta grandeur de là-bas. Mais aujourd’hui ton mur a vieilli, tu en as fait autant, les renards ont creusé leurs terriers dessous, les arbres abattus par la foudre l’ont défoncé, les pierres se strient de plaies, de rides, gangrenées de mousses jaunâtres comme ton visage, le jeu de la lumière les fait grimacer, les créatures les rongent, des pans s’écroulent alors que tes bras ballent, peu à peu, et nous sommes prêts à enjamber ce qui reste avec nos hurlements féroces.
Il y a quelque chose en nous que toi et tes semblables n’aviez pas réussi à vaincre. Quelque chose tapi dans le refuge des temps futur et passé. Quelque chose plus fort que vous tous, plus fort que toutes les armées. Mais il valait mieux que tu l’ignores.

Eh bien alors, prends.
Prends ma fille. Entraîne-la dans ton lit, attache-la, couvre-la. Possède-la de force en mon nom. Arrache sa tunique, défais ses cheveux rouges, écrase sous ton pied les coquillages qui les ornent. En mon nom, elle te griffera la face et tu en jouiras plus fort. Elle t’écorchera pour envelopper ensuite ton corps à vif de bandages saints. En mon nom, elle te donnera le nouveau nom que tu réclames.
Tourne-toi et regarde.
Vos noces sont apprêtées. Les derniers invités arrivent des hautes terres et des îles du Nord et de l’Ouest, venus à dos de phoques puis de saumons. Les grottes ont été ouvertes pour ressortir les timbales des dieux lors du banquet qui créa le monde. Les serviteurs parfont le festin de baies rouges. Des navires ont rapporté d’incroyables fruits de toutes couleurs et grosseurs, à la saveur âcre ou parfumée, piquante ou douceâtre, onctueuse ou acidulée. Cinquante barriques d’hydromel attendent d’être fendues. Quatre-vingts sangliers, cinquante cerfs, autant de chevreuils ont macéré durant deux lunes pour délivrer sous les palais leur tendreté. Trois cents agneaux ont été égorgés puis rôtis dans les fosses. Les prêtres mouilleront la tourbe d’un peu de leur sang à la seconde où tu basculeras.
Regarde, tous ces gens te font signe, te guettent, te sourient. Ils sont là pour te rendre hommage. Ils ont revêtu leurs plus précieuses étoffes et leurs plus fins métaux. Se sont coiffés comme des princes, comme des fées. Ils planteront à tes pieds leurs lames et leurs bâtons de sorciers dans la terre jusqu’à la garde. Ils seront tes sujets, tes servants, tes vavasseurs. Et tu les emmèneras bouter l’occupant hors de ce pays. Tu te porteras devant eux sur ton cheval d’écailles à la robe de cendre, dans ton armure de bandages saints, tu lèveras le bras et les murmures seront ravalés, tu parleras et ta voix pénétrera, tu leur révéleras tes plans de bataille, tu les instruiras pour mener à la victoire, tu leur enseigneras ton courage, ta ruse, ta souplesse, ta rapidité, ton endurance, ton flair, ta fureur, ton amour, tu croiseras chaque regard et prononceras les mots justes, si bien qu’en eux infusera l’amour, infusera la fureur, infusera le flair, infuseront l’endurance la rapidité la souplesse la ruse et ils ne seront plus que courage, pour toi par toi en toi, les yeux plissés de courage, les dents serrées de courage, leur cri dans la gorge époumoné : Vive celui qui ne s’appelle plus !

Je suis le père de ce pays. Je suis le père de la lande, de la bruyère, du mont, de la fouine, du blaireau et de l’ours, du perce-oreille, du lierre et du chiendent. Je suis le père du rocher, de l’à-pic, de la rive, de l’aber, du crabe, de la moule et de la civelle, du varech, de la laitance. Je suis le père du galet, de la brindille, du nid, du reflet et de l’écho, des nuages et des vents. Je suis le père, je te donne ma fille.
Elle n’a jamais connu que l’occupation infligée par les tiens, elle est née pour voir grandir ton mur et grandir dans son ombre. Aujourd’hui tu la libères, tu t’ouvres la poitrine en y plongeant les mains. Aujourd’hui tu ouvres tous les murs entre les mondes, au risque de les confondre, au risque que les opposés se joignent et que la nuit s’allume, que le mâle devienne femelle, le bas devienne haut, que l’humain s’accouple avec la bête ou le démon, que les morts sortent de leur tombeaux en souriant, ramenant des plaques de chair sur leurs épaules.

Viens, maintenant : la banquet des noces a débuté. Assieds-toi entre moi et ma fille pour commander aux réjouissances. Fais comme chez toi, sers-toi de tous les plats. Applaudis les danseurs et les acrobates et les animaux savants. Salue ceux qui portent un toast à ta postérité nombreuse. Ris de leurs plaisanteries. Chante avec yeux les légendes de ta vie nouvelle.
Bois, maintenant, toi qui reçois un nom le jour de tes noces. Les hommes arrivent vierges de toute histoire, de tout caractère, de toute tenue devant leur promise. Ils sont nus et leur sexe se dresse, grâce à l’attraction. Bois, et oublie les bribes persistantes qui te font nauséeux. Bois et rappelle-toi ton nom.
Tu es mon Général.

 

5C Les zèbres montent à la surface (Nicole Caligaris)

Les zèbres montent à la surface, je les verrai courir pendant que je serai là-haut, léger de mon paquetage, bourdonnant, appelé, finissant la courbe qui me sépare du promontoire, de la dent dressée qui marque la fin de la terre et que j’ai quittée d’un élan, d’un mouvement qui n’est pas le mien, d’un envol et je n’y suis pour rien, qui me fait appartenir un instant à un autre règne, je les verrai courir dans le piège aux éclats que tend la surface de la mer, quand je serai là-haut, allongé, méconnaissant ma substance, piège aux éclats moi-même, dépourvu de centre, formé de creux, de départs de lumière, jouant, diffus, lancé, adoptant, comme conscience, les mille foyers de mon état nouveau, je les verrai courir, marins, ni âmes ni chevaux, zèbres des eaux qui foncent quand le soleil flanche, quand le soleil fauche d’un biais ce qui verdit, ce qui bouge, je les verrai courir, troublé par leur robe incertaine, je les verrai, fabuleux, toxiques, impossibles à tenir à la longe, impossibles à dompter en monture, je les verrai prendre possession de l’espace, du dernier mystère, je verrai, de là-haut, couché un instant avant de me rejoindre, les zèbres exercer sur tout leur turbulence, l’empire de leurs scintillements, de leurs formes déroutantes, oui, je serai horizontal, j’aurai sur la nuque une langue en train de chercher ma chaleur le long de ma colonne, la caresse bouleversante d’un baiser à l’insu du ciel, pendant que je serai là-haut, en plein milieu de la lumière, la salive répandue sur moi par une bouche qui s’apprête à m’aimer, dont le h damné m’a déjà soulevé du ciment, dont l’aspiration m’a enlevé, une langue qui me connaît depuis des jours et qui m’explore encore, sûre de moi, qui court à ma surface avec ses filets lunaires qu’elle dépose sur moi pour me prendre avant la mer et sa minute de silence, et le moment de sa couleur indécise où j’irai m’ouvrir.

Le ciel est rouge à force de me tenir, attrapé par mes creux, tremblant pendant que la terre se met à tourner. Il y a quelque chose à lécher sur ma peau, mon humidité, ma vitale goutte qui s’épaissit à la lumière, dont l’effusion appelle le petit bruit. La nuit n’est pas tombée, je porte sur ma tenue les feux cosmiques et le sang. Là-dedans, horizontal, allongé au-dessus de la sphère, au-dessus de l’espace voué aux éléments, innocent, largué de la falaise, négligé par le temps, je suis la beauté de la scène.
L’animal est sur mon cou, dressé, noir et blanc, amené au galop par la saveur de ma surface, de mes sels, je suis l’appétit du zèbre, je suis déjà son pâturage, griffé, mordu, je suis son rire et le ciel est sur moi, nuit ou pas, j’ai rejoint l’espace, je suis au milieu de la promesse, préparé, passé au bain avant de tomber, aux parfums, aux fumées, aux baumes de toutes sortes de plantes qui m’ont rendu vénéneux et prêt pour la tendresse, je suis promis, j’ai attrapé la poussière rouge des chicanes et je serai léché, lavé à la salive, je serai beau, luisant, sans étoile, mon père évanoui dans un passé irréversible, je serai central et beau devant toi, argenté de ta bave, doré des petits points de mon costume, enveloppé de rouge, odorant, livré à ton désert, mon départ résolu, mon voyage au fond de l’eau, avec le souvenir de mon père, aimé par toi.
Je suis venu, je me suis engagé dans cette campagne, j’ai avancé à l’intérieur des kilomètres de couloirs entortillés les uns entre les autres, je me suis avancé, pas encore nu, pas encore prêt, vers ce que mon regard borné prenait pour une étendue vaste, pour une terre sauvage qui n’attendait qu’à être construite et c’était moi la conquête, tournant sur mes propres pas dans ce dédale qui pré-digère tes proies.
Et maintenant que je suis sous ta langue, voulu et caressé, je suis beau.

Quelque chose de chimique a changé ma formule. J’ai été absorbé, j’ai noirci, j’ai vu s’ouvrir la passe qu’il fallait ne pas prendre, j’ai vu le plomb tomber sur tout, les parois de trente mètres bouger sur un couloir insoupçonnable, j’ai vu se soulever les chevaux, je les ai vus se tordre, cabrés, la bouche en sang, j’ai vu le ciel verdir sous l’effet des oxydes. Dans cette lumière, sifflé par les fifres, j’ai volé.
Et les V blancs criaient dans la débâcle.

Je laisserai aller la face de ma médaille à l’intérieur de ta bouche qui ne sait pas produire un son articulé dans une langue humaine, et ce qu’il adviendra de cet or que tu manges, dont la chaîne que je n’ai pas quittée me suspend à ton larynx, c’est ce qu’il adviendra de mon propre cœur, j’attends, orné, huilé, palpitant.
J’attends de descendre profond dans les vessies que ta toison écarte de la chaleur du soleil, c’est là-bas que j’irai trouver mon alcool, dans le jus dont je suis déjà noir, filtré par tes membranes, sur le point de rejoindre ton sang.
Et nous serons couchés, cachés ensemble, tendus, dans les voiles dont le blanc a trahi, que mon voyage aura laissées là où il m’a laissé, dans l’œil du labyrinthe, en triangles du sable que la mer n’aura pas fait naviguer, que le vent ou le caprice qui les tient soulève et qu’il dépose une fois qu’elles ont été rougies.
J’entends le fort et les deux faibles du marteau qui tombe sur le fer à peine tiré du foyer, dont les brandons qui fusent viennent me couvrir et c’est comme ça, incandescent, déjà rouge, que j’avance au milieu du sable où je tomberai à genoux, où nous serons tremblants ensemble, à bout de souffle, moqués par les becs au-dessus de nous, par les plumes lâchées des ailes, par les accents blancs qui font la navette entre les creux et les crêtes de l’eau à deux tons que je n’ai pas été voir.
C’est chaud, rouge et ouvert que j’avance dans le conduit qui doit me faire disparaître au jour pour apparaître, petit humain conditionnel, à portée de la bouche qui a cette envie de me prendre.

Cambré, porté en avant, je me présente, mangé par ce désir avant d’en connaître le choc, fléchi d’une hanche, défait de ma station debout, fou d’un regard, je me présente sans forme propre, couché là où sont tombés les triangles prévus pour la mer, nu, je te sers, assoupli par la chaleur qui te sort des narines, enveloppé dans ton enveloppe, dans ton écume, sensible au tressaillement de tes muscles, sensible à la lèvre brune que tu avances vers ma bouche, sensible à ta douceur, à la langue que tu envoies refaire sur ma peau le voyage, que tu envoies en reconnaissance, ramasser les minéraux déposés sur moi, ému, humide, perdu sous toi, je suis beau.

 

5D Cette nuit nous avons rêvé (Gilles Duval)

Cette nuit nous avons rêvé d’une forêt en sang menant à des plages grises.

Cette nuit nous avons rêvé de corps arrêtés, de traces de pied chorégraphiant des terres gelées par un vent d’inconnus climats, ou peut-être était-ce le prélude d’un hiver sans albâtre, sans tenue autre que la subsistance à sa faim.

Cette nuit nous avons rêvé de perdrix suçant les os clairs des futaies embrumées de restes qui auraient appartenu aux survivants du déluge d’octobre de la nouvelle année, à l’irradiation négative de ces opuscules de déserts pourtant avortés par les pouvoirs humains.

Cette nuit nous avons rêvé d’un mur bâti dans l’allégresse de l’urgence comme un appel à l’impossible fuite, aux jointures liquéfiées par les tempêtes intermittentes échauffant l’écorce d’un globe réduit là à portion congrue, et c’était le point de non silence.

Cette nuit nous avons rêvé d’un dépouillement de nos yeux secs de tout l’or désormais stérile car nul ne pouvait prévoir une économie dans l’ombre persistante de nos jours en ascèse de voyages que seul dirait le temps.

Cette nuit nous avons rêvé de boissons échafaudant l’avenir bu à prendre haleine sur le terrain de nos rêves frangés par la sueur retrouvée, car elle s’était subjuguée à l’infini.

Cette nuit nous avons rêvé d’amours animales, de retournements de nos situations atmosphériques, de lianes annexant d’autres terreaux glaiseux et variés pour une fois conquis dans le plaisir inavoué de la proximité de la mer ignacienne.

Cette nuit nous avons rêvé de la pierraille maligne proliférant à la surface de la femme noire, celle que nul autre ne pouvait avouer à sa colombe passante.

Cette nuit nous avons rêvé d’un tréteau accolé aux nuages bas parcourant des places sans sens interdit mais juste de quoi s’aligner en armée.

Cette nuit nous avons rêvé – ou les avions-nous réellement attendus ? – de sons d’un nouvel ordre cassant la pierre d’octobre à sa lisse parole retenue entre les bêtes, d’une panoplie harmonique murmurant à nos peaux séchées par le feu faible l’émasculation de nos danses rentrées, et elles s’étaient oui ( acouphènes sur le vivant) gagées sur nos médailles amoindries.

Cette nuit nous avons rêvé d’une montre à nos élancements chatoyants dans l’azur enfin disséqué au-delà des illusions de la retraite sommée : elle s’est habillée.

Cette nuit nous avons rêvé d’une chaleur sous la boue, d’une nouvelle attente, de la lèvre proche d’une alerte générale, d’une issue soudaine entre les remblais, du désordre dans la joie imprenable à nos mâchoires d’acier, à nos poissons séchés, à nos larmes qui disaient nom de quoi ? La lime.

Cette nuit nous avons rêvé d’un alibi à nos généraux fugueurs, d’une voie qui réprimerait les sévices immortels à nos craquelures désormais souffreteuses, d’un divan végétal : hops ! Et c’est le fond.

Cette nuit nous avons rêvé de la fin de nos gênes intarissables, d’un sursaut remodelant la frontière désaxée par les cendres de la nuit finissant, d’une blancheur crue qui ne soit pas la nudité, d’une innovante série qui houspillerait l’ordalie fiévreuse de la drogue oubliée.

Cette nuit nous avons rêvé que c’était catacombe de soi à la base segmentant le faux luxe des baobabs.

Cette nuit nous avons rêvé d’une couvreuse à presque toutes nos épreuves méditées désormais au centre de la place, sur un banc de non étendre.

Cette nuit nous avons rêvé d’un guili-guili jacassant jusques-à derrière nos oreilles et elles étaient oui pour la plupart arrachées comme la sirène d’une impossible entente.

Cette nuit nous avons rêvé d’un liserai amer à nos peines, d’une démiurge sensation profilant tout sauf la construction d’une vieille nouvelle, cascade et pantomime qui diraient que le fil à retordre est un calvaire agissant.

Cette nuit nous avons rêvé d’une gerçure qui éclaterait à l’horizon ouvrant à l’horizon ; calque de soi cousue mais si légère !, derme conduisant sa sentence de fer et la transbahutant de ville nouvelle en ville nouvelle, à l’excision d’un cratère soutenu.

Cette nuit nous avons rêvé du golfe apparu entre deux blancheurs, et c’était pas même vert.

Cette nuit nous avons rêvé d’une tombe et nous nous relevions.

Cette nuit nous avons rêvé d’une tombe et nous nous sommes relevés.

Cette nuit nous avons rêvé que nous apostrophions la meute.

 

5E Une noce inédite (Marc Perrin)

Et nous vivons. Aujourd’hui. Une noce inédite. Loin. Très loin de ceux que nous avons laissés derrière.

Nous sommes aujourd’hui mille années en arrière et mille années en avant.

Nous combattons et nous épousons les corps de ces territoires vieux, changeants, familiers, étrangers.

Nous sommes ici.

Nous vivons ici.

Nous restons ici.

Nous avons voulu régner et combattre. Nous avons régné. Nous avons combattu.

Aujourd’hui nos armes sont pourries et rouillées, et nous fêtons nos fiançailles avec tous ceux d’ici.

Aujourd’hui nous dansons sur la frontière et personne n’en revient.

Aujourd’hui personne ici ne comprend exactement ce qu’il en est. De cette chaleur. Soudain. De cette lumière. De ce vent brûlant.

Nous festoyons et nous brûlons et les fiançailles succèdent aux fiançailles et là où nous étions venu pour soumettre nous fêtons.

Mais aucun de nous ne comprend.

Cette chaleur. Cette lumière. Ce vent brûlant.

Aujourd’hui. Aucun de nous ne comprend encore vraiment.

Nous sommes sans au-delà.

 

6A Tout se diffracte (Sereine Berlottier)

(…) Tout se diffracte et tout se disperse, chaque mot écrit là a son frère miroir, la même histoire, une autre tentative, soi comme dans une très ancienne vieillesse plongée, répétition. Je regarde les ombres, les cinq fenêtres éclairées dans l’immeuble de l’autre côté de la rue. Au sixième étage un homme range quelque chose au fond d’une armoire, quitte la pièce et réapparaît dans la pièce voisine. J’aime que les fenêtres s’allument ainsi une à une, j’aime imaginer qu’on pourrait, l’un et l’autre, tourner la tête au même moment, se regarder, se saluer vaguement ou simplement immobiles attendre que l’un de nous deux se décide à baisser la tête. Des formes bougent derrière les fenêtres et pourquoi faudrait-il que je sois liée à la tienne plutôt qu’à celle-là ? Un rideau tremble. Je crois apercevoir sur le mur une toile blanche ou très pâle. L’homme vient de disparaître. Les hommes allument des lampes et disparaissent très vite. Ils quittent les pièces éclairées. C’est comme ça. On ne sait pas où ils sont. On attend un peu et puis on se lasse. On tourne la tête. On les oublie. Parfois les ombres se raniment derrière les vitres. Parfois les hommes reviennent, ils poussent la porte du bout du pied, ils portent des objets lourds, des formes opaques et incompréhensibles qu’ils posent lentement sur le sol.
J’imagine que les choses s’ensevelissent progressivement au fond des tiroirs, j’imagine les strates, les pellicules poussière, un terreau dense. Je passe un doigt sur la vitre, je regarde le minuscule chemin tracé, la peau sale, la lumière des lampes aux fenêtres, un grand seau vert sur un balcon de l’autre côté de la rue. Tout ceci va s’éteindre doucement et il y aura sûrement un repos un jour. Je traverserai la ville sans penser que tu es peut-être là quelque part, un grand sac en cuir noir à tes pieds, regardant les façades d’immeubles, hésitant à reconnaître plus loin la forme de mon front qui traverse une rue.
Peut-être liras-tu ces pages très vite, peut-être liras-tu seulement les dernières lignes, peut-être as-tu déjà décidé quelque chose, et puis venir, ne pas venir, ne jamais revenir sûrement. Sur la couverture du livre une femme rousse, blonde peut-être, la gorge nue et la peau très blanche, dodue, une coiffe rouge à plume perchée sur le crâne. Sa bouche est fermée, ses yeux regardent sur le côté. Elle porte un épais collier de perles blanches. On ne sait pas son nom, on ne sait pas non plus pourquoi elle est là, on ne sait pas si elle a appris à se taire, à faire aux autres des choses avec ses yeux seulement, avec ses petites lèvres têtues et closes serrées. Faites une porte à votre bouche, dit le sage ; laissez plutôt vos coffres et vos trésors sans serrures, que vos lèvres, et ayez soin qu’il n’en sorte jamais aucune parole qui puisse être blâmée. Ils disent aussi, dans ce livre que tu as laissé, que le silence des hommes n’est pas le silence des bêtes. Ils disent que notre silence à nous doit signifier quelque chose, doit peser sur l’autre comme une parole, un geste, une expression du visage. (…) Je regarderais tes mains et tes doigts et ta bouche et peut-être que je me tairais. Tu aurais fait le chemin, le voyage, tu aurais monté les marches de l’escalier, tourné la tête, regardé à travers les vitres, marché, et à présent tu serais assis en face de moi, avec cette attente, une chose que j’aurais promis d’apporter, les mains croisées lentement sur la table. Je regarderais tes doigts dépliés lentement, la cigarette, je les regarderais en pensant il ne tremble pas, ne tremble plus, ne tremble pas cette fois encore, et peut-être a-t-il fait exprès de me laisser ce livre-là posé simplement sur une étagère en partant, penserais-je en levant les yeux, en plongeant la main dans mon sac, en ouvrant le livre devant toi au hasard, étonnée d’y trouver des phrases soulignées autrefois au crayon de papier, sagement, comme si j’allais bientôt devoir gommer les traits dans la marge, oubliant qu’on n’efface pas tout, oubliant qu’un secret ne doit pas s’écrire, car à peine le secret est-il assez caché dans l’âme de celui à qui on le confie, dirais-je en posant lentement mes mains à plat sur la table à côté des tiennes. (…) Ces parenthèses, vois-tu, je crois que tu l’as deviné, ne sont pas de vraies parenthèses, ne coupent rien, ne cachent rien non plus entre nous. Seraient comme des silences semés, petites entailles coupées dans la trame des mots. C’est le moment où l’on ne dit rien, on se regarde, on habite autrement cet espace, la main on la laisse posée sur la table, la paume creusée, comme une coupe, un bol, on ne met rien dedans, on se délivre de l’illusion qu’on va tout se dire une fois, cette fois, on se délivre de l’illusion qu’il y aurait une histoire complète au dehors, si on tirait chaque pan du rideau, une scène, bien sûr, si on tirait sur le pan de droite et le pan de gauche, si on montait sur la scène pour avancer jusqu’au bord et accrocher chaque main au tissu, brusquement, doucement, brusquement ou bien tout doucement y entrer, y aller, qu’est-ce qu’on verrait si on faisait une chose pareille, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie de savoir en faisant une chose pareille ? (…) J’ai essayé, j’ai échoué, je regarde très calmement la suite, la suite m’attend, il n’y a pas de surprise, il suffit de faire un pas de côté, poser le sentiment face à soi et faire un pas de côté, le poète dit on fait le pas de côté et on cherche les dix-sept syllabes de la colère, on cherche les dix-sept syllabes de la beauté du héron, on cherche les dix-sept syllabes de la lune tendre, on est debout à côté du sentiment posé, on est debout, on est posé, on est désuni, c’est ainsi qu’on se sauve, il n’y a pas d’autre moyen, on ne connaît pas d’autre moyen, on fait le pas de côté et on cherche les dix-sept syllabes, et on a tué le héron, on a tué la colère, on a décousu sa chair de la chair du monde, et on regarde calmement la suite, la suite attend, je fais le pas de côté, je marche dans des salles blanches, je suis un triangle qui vole au-dessus du balcon, la laine de mon gilet se soulève lentement, regagne le dos, couvre la nuque et je fais le pas de côté qui transforme mon corps en triangles tissus, certains jours, vole et rattrape, revenir, revenir, je pose le je au milieu de la ligne blanche, je regarde la syllabe étrange, balbutiée, le mot seul inutile, je pose et je fais le pas de côté, je suis l’exercice poète, je m’applique, je fais le pas de côté et je reste debout, et j’essaie d’être droite, je regarde le je posé seul quelque part, sur la ligne, sur l’hypothèse de ligne invisible, inutile, étranglée ou seulement timide, ne pas interpréter seulement ouvrir l’œil, je pose et je regarde la syllabe seule, nue, la syllabe pour tout le monde, la syllabe pour tous les autres, et je regarde le je des autres et c’est tout à coup au milieu de la page la silhouette d’un homme, la silhouette d’animal humain qui marche seul au milieu de la neige et porte un sac dans le dos, et je pense qu’il en a du courage celui-là encore, et je pense, curieusement, cet homme qui marche dans la neige seul, son sac sur le dos, de droite à gauche sur la page comme s’il revenait en arrière, désorienté, sa bosse de choses cachées dans le dos, à revenir, à revenir, à toujours marcher à l’envers, à ne plus savoir s’il suit le sens des choses, et quelles choses, ni s’il avance ou recule, ayant perdu quelque chose peut-être, et revenant sur ses pas, son sac sur le dos, sa tête droite, sans même savoir ce que cela serait cette idée, comme s’il était contre nous, comme s’il ne voulait pas aller dans le même sens que nous, comme s’il cherchait autre chose, lui, on ne sait pas, qu’il a peut-être perdu, qui est peut-être enfoui dans la neige à présent, quelque part très loin dans la plaine, à moins qu’il ne marche pas de droite à gauche comme je le croyais d’abord mais de gauche à droite sur la page, à moins qu’il ne suive effectivement le sens des mots, à reculons, qu’il marche à reculons sur la page, qu’il avance tout de même de gauche à droite en creusant dans le blanc, à reculons, sans rien voir de c e qui l’attend, en présentant son sac de choses au souffle froid de l’hiver, en protégeant son visage peut-être, oui, en regardant les traces de ses propres pas, ses empreintes lourdes se creuser une à une dans la neige fondue, avec l’espoir un peu fou de (…)

 

6B Le fantôme de l’Ecossais (Laurence Werner David)

Ma paume se raidit sur la vitre du salon. Cette nuit le givre a tout recouvert : noisetiers, cyprès, toits, puits ; les bulbes de lys que le jardinier a mis en terre ont gelé. La bruine se cramponne aux palissades et s’enfoncent jusque dans le fossé qui borde l’enclos. Derrière la cour récemment dallée des voisins, le martèlement de bottes ferrées glissant par à-coups sur le sol m’a alertée puis attirée. J’ai passé un doigt sur la vitre embuée, une petite fente de la taille d’une griffe est apparue. Un corps vêtu d’une cape rouge très sombre patinait dangereusement. Par la fente, son habit était celui d’un guerrier. Je n’ai pas ouvert ma fenêtre. Son manteau était sale, lourd, effrayant, des morceaux d’immondices s’étaient coagulés dans la laine, et le filet de lumière qui filtrait derrière la brume épaisse semblait graisser les parties les plus crasseuses de son vêtement.
Devant la maison il a hésité. Son bouclier a trébuché. Il ne l’a pas relevé. Il est resté au pied du parterre de violacées qui résistaient au gel. Son attitude, pourtant hagarde, n’avait pas l’air de vouloir renoncer. Il avait le front en sueur. Des yeux frappants qui ne fixaient rien. Un corps massif qui ne se détendait pas. Des expressions qui pouvaient exprimer la souffrance ou l’envie soudain de séduire. Les expressions de ce corps variaient vite, sans restriction. Sa peau était rose.
Sa peau est rose. Elle est claire comme la sienne.
Dans son manteau il s’est abaissé, ses lèvres se sont entrouvertes sur le parterre de fleurs. Il s’est relevé, respirant l’air frais, métallique, et si son cou ployait, et s’il portait les traces de la fatigue du voyageur, derrière ma fente de givre j’ai été bouleversée par le frémissement qui a étreint une minute ce corps massif.
La lumière était devenue moins douce, plus blanche que le paysage qui disparaissait encore sous la montée d’un nouvel éboulis de brouillard ; elle m’enfiévrait et me rendait craintive, elle créait des tourbillons spongieux qui effaçaient par intermittence jusqu’à ma petite fente, brusquement recouverte d’un voile laiteux.

J’ai alors crié : Je te vois.
Il a relevé la tête.
Il n’a pas vu qui criait.
Il n’a pas entendu que quelqu’un d’autre que lui criait sa peur.
Ou peut-être que si, justement, il a su.

Il n’est pas entré. Il est resté debout devant la maison, à attendre les yeux mi-clos, engourdi comme moi qui ne voulais plus que cette maison abrite un secret. Comme j’avais eu peur. Comme j’étais devenue vieille pendant toutes ces années, croyant réussir à fixer le visage de cet homme qui était parti pour une guerre lointaine, pour la construction d’un mur improbable.

Il s’est assis sur le banc près de la porte d’entrée. Il a caressé sa cuisse droite avec de larges mouvements de félin : une compresse entourait sa cuisse. Plaies souillée. Suturée. Taches de sang.
Sang des Barbares.

J’ai soufflé à l’intérieur de ma paume raide. A cause de cette blessure qui maculait la cuisse du guerrier j’ai passé entièrement ma main sur la vitre glacée, luttant contre l’engourdissement, frottant les carreaux jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement transparents et que rien ne devait plus nous séparer l’homme et moi car cet homme-là n’avait pas le droit de me condamnée à n’être qu’un regard.
Et tu m’as regardée, et tu as butté contre quelque chose de plus fermé, dur, encerclant, rigide, plus ankylosant qu’un visage ; même le visage de la femme que tu avais pris l’habitude de connaître et d’abriter dans tes bras ressemblait à une quelconque passagère: je suis devenue, un instant, brusquement, un éboulement silencieux, un horizon inutile, un spectre de cristal. Notre maison, une petite montagne de lave refroidie.
Aucun geste n’est venu. Ton corps aimé s’intercale et masque ton corps qui saigne. Tu es l’homme lointain de chaque instant dont j’ai serré si subitement, parfois dans la douleur du vide, la fraîcheur des muscles.
Autrefois, je me souviens, tu rêvais de ponts, et puis tu as pensé construire un mur. Il se peut que l’homme prostré dans mon jardin cherche la dynamique d’un mur dans lequel il se rendrait prisonnier. Ton corps chauffé aux émotions de la guerre butte contre l’absence de murs : dans le flux et le reflux des horizons autour de la maison il n’y a rien qui ne vient contraindre ton regard.
Mon cri s’est couché dans une substance ouatée, à jamais séquestré.
Mon visage sous l’œil du guerrier ne cesse de quitter sa place pour n’en trouver aucune autre nulle part.

Devant moi, au-delà de la palissade, des silhouettes marchent tout près du guerrier ; irrégulièrement elles passent à côté de la barrière du jardin. Des ombres voisines que je reconnais toutes : grandes, hospitalières, marquées par le regain du froid. J’essaie de m’écarter d’où je suis collée. Mon cerveau encombre mes jambes, et mes bras durcis me barrent étrangement la route. Un de mes voisins les plus proches, s’est arrêté. Dans l’encadrement de ma fenêtre son geste amical m’est adressé. Tout brûle : mes tempes mon front ; tout se déforme : mes lèvres à force de vouloir sourire. Sous ma langue je sens l’odeur de cœur et de sang qui bat. Une forte brume neigeuse frappe le vêtement du guerrier, bouffit le rouge de la laine qui efface la graisse et la couleur. Dans un accès brutal où l’air semble se solidifier et éteindre en même temps la lumière du jour, la vitre contre laquelle je respire mal s’est refroidie.
Mon voisin a longé l’allée devant l’entrée de laquelle le guerrier n’a pas bougé.
Seule la tête du guerrier s’est soulevée. Il suit maintenant la courbe que décrit une pomme coincée dans la roue du puits. La langueur circulaire du trajet du fruit semble dissiper la tension qui s’est longtemps attardée dans le corps viril, excédé d’angoisse. D’autres habitants, silhouettes de plus en plus empressées, sont entrées dans le jardin. Ils s’assemblent, s’entremêlent, explosent en chuchotis, hommes, femmes du village, tous explosant de paroles remplis de questions sans motifs.
Mon voisin m’a étreint.
Son étreinte n’est pas comme la sienne. La sienne était lente, passagère, étouffée.
J’articule des mots. Je m’efforce à un nouveau sourire pour que mon voisin comprenne que ce sont des mots qui annoncent la joie et le retour que j’articule. Il me dit, rassurant : « Oui, oui, les baladins et les mimes, tout sera comme vous avez prévu », et son bras exerce une pression sur ma hanche pour que je m’éloigne de ma fenêtre trempée de vertiges et de luisances acides, et je flotte dans les bras de cet homme décidé à me créer un passage jusqu’à la grande porte de l’entrée, détruisant lentement mon immobilité, visage protecteur parmi les visages, enchaîné à lui qui, devant le jardin crépitant de chuchotis engloutis, donne l’ordre qu’on dresse le décor.

Ils sont tous venus. Les forts, les amis, les complaisants, les bienveillants, les importuns, les fortunés, les tourmentés, le chœur, les joueurs de flûtes et de trompette. Tous miment le retour du paysan langoureux, de l’Empereur bâtisseur, de l’ogre idiot. Leurs masques aux lèvres fermées sautillent dans le jardin de cendres blanchâtre pénétré de petits bruits de cristaux qu’on écrase. Leurs masques se dissolvent dans le brouillard, ne laissant parfois apparaître plus que des cheveux humides et longs sans visage. Je ne vois plus la barrière. Les villageois sont si nombreux. Ils dansent. Des danseurs mal coordonnés, sans tête, témoins enlisés d’un spectacle prévu de longue date, qui battent du pied pour le retour d’un monde éternel à travers le corps d’un guerrier qu’ils ne reconnaissent pas mais que j’ai, moi, dans mes yeux que je ne peux même plus mécaniquement fermer, reconnu. Ils dansent dans le silence, c’est à peine si j’entends le chant d’une flûte étouffée, qui vient s’éteindre à ras du sol.
Mon voisin me conduit au-delà de la porte de l’entrée de ma maison. Je flotte sous une allée de torches ; nous avançons ensemble au devant de paysans aux robes bariolées, de cuisiniers aux nez immenses, de pédagogues brandissant de tout petits cœurs humains desséchés, intimidés par les cris féroces des enfants feintant le combat à portée de leurs pères qu’ils ont maquillés de peintures, s’imprégnant des gestes qu’ils leur ont vu faire pour d’imaginaires expéditions guerrières. Il y en a combien jusqu’à la barrière ?
Un cri féroce, un cri de poitrine de bête, a anéanti la joie muette de ceux qui piétinaient la terre. Autour de celui qui a mugi, les villageois masqués se sont arrêtés de danser. J’ai vu mon guerrier, devenu sous leurs cris un chef étranger – cheveux très longs, torse nu tatoué, blafard comme l’océan de blancheur mate qui l’entoure- s’affaisser devant une jeune villageoise qu’on a fait marcher jusqu’à lui. Sous une pluie de céréales et de perles de graines, après des siècles d’inertie, il a levé son visage vers ceux qui, sous cette soudaine averse d’or, espéraient que le spectacle de nouvelles fiançailles réveille les plus anciennes. Sans effort la fille qui est l’aînée de la maison d’à-côté, est venue poser sa tête contre la poitrine du chef étranger, mon guerrier, celui qui s’est arrêté au seuil de mon jardin.
Je sens le poids de cette fille. Je sens l’humiliation de n’être pas prise, ni caressée, ni même écartée.
Elle s’est alors détachée de lui. Elle a soulevé la compresse, soufflé sur la plaie suturée et souillée, avec une douceur que je lui ai enviée, elle a nettoyé cette plaie avec l’eau vinaigrée qu’un paysan lui a offerte.
C’était mon roi. C’était mon fantôme. Roi et fantôme rentré du royaume des Pictes qu’un mal mystérieux attirait toujours jusqu’à la paroi prochaine.
Le roi qui tend un bras devant lui pour qu’on lui remette son manteau sale, n’est pas caressant ; il semble oisif et apeuré, apeuré et tyrannique ; le mal qu’il porte éclipserait aussitôt l’amour qu’il porterait à une femme vers qui il reviendrait. A tous il voudrait dire Cessez de me regarder. Mimes, baladins, cuisiniers, paysans, pères, mères, jeunes femmes, Cessez de me regarder. Dit avec l’œil sévère d’un enfant pour qui le monde est devenu brutalement sérieux. Ce roi est un coupe-gorge au fond de ma nuit désorientée.
Ils t’ont porté jusqu’à moi. Toujours prévenant, mon voisin m’a conseillé de prendre ta main.
Nous sommes restés seuls face à la maison.
A l’intérieur les chandelles projettent sur les murs des animaux de ferme qui rapetissent et grandissent sans cesse. Les murs étaient, le bois des meubles était. Ma maison était. Le guerrier a hésité à entrer dans une maison qui était. J’ai entendu les mimes s’éloigner dans la l’obscurité blanche : un fantôme avait été de retour parmi eux, ils s’en étaient amusés, puis ils s’étaient tous tus.
Mon guerrier n’est pas entré.
Il ne s’est pas approché de la maison.
Dans sa geôle de glace, je ne sais plus s’il a pris ma main, ou bien s’il l’a saisie. Je crois qu’il l’a saisie, c’était dans sa manière d’être.

Je t’entends.
Maintenant je te vois, je dis que je te vois.
Je sais de quel pays tu reviens
J’ai compté les années, j’ai estimé l’âge que nous aurions quand tu rentrerais
J’ai douté de ton absence si tu savais comme j’ai douté de la réalité de ton absence
J’ai cessé d’être au coeur du temps véritable
J’ai douté de la réalité
Si bien qu’il a fallu que je commence à penser.
A force d’aller et venir entre ce qui était sûr et ce qui ne l’était pas, j’ai dû accumuler une folle somme d’expériences nouvelles ; je n’ai pas désiré douter de tes derniers mots, ni de ton éloignement, ni de ta disparition brutale et sans fin.
Je ne sais toujours pas si cette guerre que tu n’as pas gagnée, ni même perdue, et que tu rapportes dans ton souffle solitaire, était juste.
Aurais-tu trouvé une guerre juste ?
Nous nous regardons comme à l’origine
Etonnamment nous connaissons les passages.

Je suis à côté de toi
J’aimerais croire que ton regard crée encore le monde dans lequel le désir abritait nos peaux radieuses et nues.
Je marche avec toi, pieds dans la neige
Comme à l’origine
Nos jeunes corps connaissaient les passages
De fragiles intensités nous submergeaient et nous émerveillaient
Sans que nous ayons jamais eu besoin du soutien du souvenir pour les solidifier.
Comme tu es loin et comme ton souffle immobile sur mes cheveux, pourtant, se charge d’une sourde électricité connue…

Tu n’as plus d’idées
Comme autrefois
Tu me parles, tu insistes : Je n’ai plus d’idée
Plus une seule idée à échanger avec les gens du village.
Avec moi tu t’efforces à deux ou trois mots—
Tu continueras à être le centre des rumeurs, te dis-je.
Je pressens que tu voudras tuer tout ce qu’il y a au centre.
Et mon sang monte à mon visage de femme, et je cherche dans ta langue ce qui dans la mienne serait encore bon pour notre quotidien. Près de toi je vais imaginer une nouvelle manière d’être qui ne sera pas dénuée de fissures, de crevasses, de coins retranchés où abriter et étouffer nos retrouvailles. La main que tu saisis est brûlante. Tu la saisis sans cesse et jamais tu n’arrives à la prendre. Et pourtant elle brûle, elle étincelle dans la vaporisation lente de la nuit embrumée ; elle brille avec une violence sourde comme le bouclier bordé de lames de fer que tu as laissé choir à l’entrée du jardin.
Nous nous endormons dans ton manteau de laine terreuse. Nous passons du côté des rumeurs que tu essaies une dernière fois de saisir avant qu’elles ne s’étendent, muettes, jusque ce mur de pierres qui s’est effondré, obscurcissant tout dans sa chute. Tes secrets pour toujours silencieux.

 

6D Nous sommes entre les corps (Marc Perrin)

Nous sommes entre les corps. Nous revenons du plus lointain et nous y sommes encore. Nous ne revenons pas. Nous sommes là où nous sommes. Nous continuons. Avec les corps de ceux qui pensent à nous. Avec ceux qui nous attendent. Avec ceux qui nous oublient. Avec qui aujourd’hui nous vivons. Là où nous vivons aujourd’hui. Nous sommes allés très loin. Nous y sommes. Dans les steppes. Dans les regards. Dans les têtes. Dans les corps. Très loin. Nous sommes aujourd’hui très loin. Nous sommes aujourd’hui vivants : avec ceux dont nous aimons toucher les corps. Et nous revenons. Nous ne sommes jamais partis. Nous ne revenons pas. Nous sommes là où nous sommes : mouvement permanent. Dans la chambre. Dans le jardin. Dans les steppes. Très loin. Partout. Ici. Nous sommes très nombreux. Nous sommes deux. Nous avons traversé la nuit. Nous la traversons. Les murs tremblent. Tous les murs sont détruits. Les premiers lueurs du jour apparaissent. Tous les murs ne sont pas détruits. Nous marchons au milieu des ruines. Cœurs battants. Nous sommes en marche avec les corps qui marchent. Nous sommes vivants avec le jour qui vient. Nous sommes l’étreinte qui ne finit pas. Nous traversons la nuit. Nous avons aimé la nuit. Nous sommes ce genre de corps dont le désir brille jusqu’en entre les ruines, et nous chahutons dans la chambre, loin de la chambre. Nous traversons les déserts, où que nous soyons. Nous savons. Aujourd’hui. Certaines choses que nous ignorions. Et nous n’arrêtons pas la marche ici. Dans la chambre. Dans les steppes. Dans le jardin. Nous revenons. Nous ne sommes jamais partis. Nous restons là où nous sommes. Nous continuons la marche. Nous sommes : à l’exact endroit où nous n’avons jamais cessé d’être. Et nous nous rencontrons pour la première fois : aujourd’hui : à nouveau. Nos corps sont épuisés des corps de la chambre. Nos corps sont éreintés des marches dans la steppe. Avec les animaux. Avec les hommes. Avec les femmes que nous avons abattus. Avec les animaux. Avec les hommes. Avec les femmes que nous avons aimés. Avec les animaux, les hommes, les femmes : que nous aimons aujourd’hui. Là où nous sommes. Animaux et hommes et femmes : que nous combattons aujourd’hui. Animaux, hommes, femmes : que nous oublions. Avec qui nous vivons. Aujourd’hui. Combattants et amants. Sueur, sang. Sperme et saveur de toutes les eaux. Nous marchons. Et nos corps sont nus, dénudés, fatigués, vivants. Nous nous éloignons. Nous continuons la marche. Nous formons ce corps brillant et nu. Nous sommes joyeux, abattus, désarmés. Et nous nous approchons d’une vérité dont la nudité n’a pas encore d’apparence. Nous sommes désarmés. Nous marchons dans le désert. Nous sommes abattus. Nous entrons dans le village. Nous sommes joyeux. Nous faisons trembler les murs de la chambre. Nous sommes séparés du monde, et nous le parcourons. Nous sommes l’inséparable. Nous sommes l’immensité de la distance. Nous sommes sans nom dans l’écriture d’un nom commun impossible à unifier. Nous sommes en train de naître. Nous sommes tous morts. Là où nous sommes nous sommes : en train de naître. Dans l’action. Très loin. Nous touchons les corps : qui oublient les souvenirs. Nous traversons les murs de la chambre. Nous vivons dans le désert. Nous repoussons les zones frontières des corps intérieurs. Nous les traversons. Nous sommes désormais : corps extérieurs et vivants : par le vivant la mémoire. Pas dans les souvenirs. Nous sommes : vivants par la rupture d’avec ce que fut notre peur. Nous sommes en train de naître. Nous sommes tous morts. Nous sommes loin. Nous sommes en train de vivre : le possible de notre vie. Nous réalisons : les possibles de nos corps. Dans les steppes. Dans les chambres. Dans les jardins. Le commencement n’est pas prêt de cesser. Nous sommes morts + en train de naître. Nous marchons. Nous sommes la marche nécessaire. Nous sommes un corps : dont chaque corps réactive la vie. Nous sommes un corps : dont tous les corps réactivent la vie lorsqu’ils oublient leur mort. Nous marchons entre les ruines des morts. Nous n’avons jamais été aussi vivants qu’aujourd’hui.

09h43. J’entre par le jardin derrière la maison.
09h44. Je lis sur un mur l’inscription des noms de tous ceux qui ont vécu ici.
09h45. Je ne reconnais aucun des noms inscrits sur le mur.
09h46. Je me sens seul et vivant.
09h47. Je regarde la boussole que je tiens dans le creux de la main.
09h48. Je regarde les quatre lettres des quatre points cardinaux.
09h49. Je regarde la flèche aimantée de la boussole.
09h50. Je relis une fois encore les noms inscrits sur le mur.
09h51. Je me dis que je suis une flèche sans aimant et que je vais relier entre eux les noms inscrits sur le mur.
09h52. J’abandonne cette idée.
09h53. Je regarde les herbes dans le jardin.
09h54. Je regarde le mur.
09h55. J’efface tous les noms.
09h56. Je pense à détruire la maison, je pense à partir.
09h57. J’abandonne cette idée.
09h58. J’entre dans la maison.
09h59. Je marche dans le long couloir.
10h00. J’entre dans la chambre.
10h01. Je m’allonge sur le lit.
10h02. Je regarde un tableau accroché sur le mur en face du lit.
10h03. Je parcours du regard les lignes constituant le tableau.
10h04. Je pense à partir.
10h05. Je discerne sous le réseau des lignes du tableau : ce qui pourrait être un visage, flou.
10h06. Je tente de rendre le visage nette.
10h07. Je tente de reconnaître le visage.
10h08. J’abandonne cette idée.
10h09. Je sors de la chambre.
10h10. Je sors de la maison, côté rue.
10h11. Je regarde le village, derrière moi.
10h12. Je regarde le paysage au loin.

 

6E Devenir-végétal (Benoît Vincent)

1.
C’est allongé, et la tête part.

S’allonger, se mettre au sol, se rendre au sol, et se fondre. Dormir, ou comme si. Comme si dormir. Comme si dormir c’était autre chose que se rendre à la nuit comme à tout ce qui en nous dérange.

S’allonger, renoncer au primat du primate. S’allonger, renoncer au primate. Renoncer à la main, aux membres. Se fondre, se couler, se laisser couler. Laisser partir… le corps. Se laisser. Se laisser.

C’est allongé, la tête à part.

« Je l’ai vu quand il est rentré. C’est certain. Il me paraissait changé. Plus dur, plus silencieux, comme… absent. Comme… rêvant. Comme si, revenu, il n’était pas tout entier là. »

Bien sûr il est là, je puis le voir, je puis même le toucher, mais quelque chose en lui… échappe. Ou bien quelque chose en lui n’est pas revenu. Oui quelque chose en lui n’est plus. Quelque chose en lui… Est… Mort…

Drôle de retour. Drôle de… revenant.

Il reste assis des heures durant sur le banc devant notre maison. Il regarde l’arbre. Et l’horizon. Il regarde l’arbre et l’horizon. Comme si toute cette platitude, toute cette rectitude le consolait.

Oui, il est inconsolable. Mais de quoi ?

La guerre, cette saloperie, a changé mon Homme. La guerre cette saloperie l’a transformé. Mais en quoi ? Comment le reconnaîtrai-je ? Et où le retrouverai-je ? Oh comme je suis malheureuse.

2.
J’ai écrit. Parce que ça ne suffit pas, une tête même bien pleine, pour s’en défendre. J’ai écrit sur tout ce que j’ai pu. Finies les feuilles, car il arrivent un moment où les feuilles finissent, je me suis rabattu sur le papier à cigarette.

J’ai écrit des centaines de poèmes sur des feuilles de papier à cigarette. Des romans entiers. J’ai calculé que je pouvais tranquillement — c’est-à-dire sans songer à adapter mon écriture — y déposer cent quarante caractères. J’ai bien sûr usé de ruses, des raccourcis, des notes et renvois (d’une feuille l’autre), j’ai développé une écriture particulière, elle est venue à moi naturellement, elle a pris sa place, elle a poussé comme rien dans les nervures de ma main.

Puis je fumais les cigarettes. Car fumer est nécessaire aussi, pour ne pas soi-même se laisser brûler par ce foutu feu. Ecrire et fumer c’était pareil. C’était donner au flux. C’était abandonner.

Quel besoin aurais-je eu de garder ? De conserver ? De relire même ? Je n’écris pas pour la mémoire, j’écris pour le passage. J’écris pour l’éphémère. J’ai écrit pour traverser. J’ai écrit comme on vit, comme un prédateur cherche sa proie ou comme une proie cherche à lui échapper. J’ai écrit comme pousse un arbre ou une plante, cette petite éphémère qui pousse, pousse, pousse.

Par réflexe, par habitude, par vie. J’ai écrit par.

J’ai écrit par réflexe, par habitude. Pour la vie. J’ai écrit par instinct.

Je n’ai pas voulu témoigner. Je n’ai jamais voulu témoigner.

J’ai écrit partout, j’ai écrit sur mes vêtement sur tous les tissus que j’ai trouvés. Le papier c’est du tissu, mon écriture c’est du tissu. J’ai même écrit sur le sol, sur les feuilles larges des consoudes, sur le tronc des hêtres. J’ai écrit debout, allongé, tordu, j’ai écrit partout, sous la pluie ou le soleil, il fallait que j’écrive : j’ai écrit. Jusqu’à en avoir mal au cou de tenir cette tête bien pleine bien droite. Jusqu’à ne plus sentir mes membres, j’ai écrit, jusqu’à la sciatique et jusqu’à la crampe, de la main, du pied, de la jambe ou du bras, il ne me fallait qu’un geste, insignifiant pour transmuter l’air en nourriture, mon texte, mon heureux, mon texte, mon vêtement, ma cigarette, mon pain blanc, mon béni, mon ahuri, mon humus.

3.
J’observais cette zone, à la base de son cou, qui était brûlée par le soleil, couleur de papier flammé, couleur de cuir couleur de tronc. J’observais la base de son cou et cette partie de son corps me fascinait.

La base de son cou semblait devenir le lieu où il prenait pied sur le sol, c’est bête à dire. Le cou bien plus que ses jambes elles-mêmes, pourtant musculeuses, sûres d’elles, massives et raides, sur de si petits pieds, le cou bien plus que ses bras et ses mains rongées par les sels de la sueur, du vent et du travail.

Son cou faisait axe, faisait tronc, et devenait son dos de manière imperceptible, un peu à la manière d’une chose se mouvant, se déplaçant lentement, car j’avais l’impression, les jours après les jours, que ça bougeait. Que ça changeait.

Une chose se durcissant indéfiniment.

Une chose se dirigeant obstinément, mais un abrutissement. Une chose résolue, et que rien ne pouvait arrêter.

Il était rentré pourtant, il a bien fallu qu’il rentre. Il est rentré différent. Bien sûr la-guerre-cette-saloperie, bien sûr les lésions, les retours des manques trop subis, les images qui reviennent en pleine nuit et qui éclaboussent toute notre chambre, tous ces sommeils hachés, ces nuits hachurées, ces silence mâchurés. Il est rentré différent, c’est un peu dire qu’il n’est pas rentré. Ou qu’il est rentré fou, c’est pareil. Mais je vois bien qu’il n’est pas fou, et je vois bien que c’est lui, que c’est lui-même. C’est autre chose. Bien sûr la guerre, bien sûr ce qu’il a dû voir et ce qu’il a dû endurer. Bien sûr son corps brisé, bien sûr son âme salie, bien sûr il a vu et vécu tout ce que nous ne vivrons ou verrons jamais. C’est autre chose. Bien sûr lésé, lacéré, bien sûr blessé. Bien sûr la mort, bien sûr l’aventure, les aventures, l’on lassé, fatigué, usé, brisé.

Mais il y a quelque chose d’autre.

Il s’installe devant la maison, sur le petit banc de pierre, près du vieil arbre qu’il a toujours connu. Comme rayonnant.

comme rayonnant autour des pierres de notre maison masquée de lierre dans lesquelles se cachent de petits insectes étincelants vers lesquels se penchent les enfants.

Il disait parfois (ça lui échappait) Que me coûte à quitter ? Il le répétait tout bas, quasi imperceptiblement, de sorte qu’on ne pouvait vraiment discerner s’il s’agissait de sa voix, ou d’un souffle, d’un soupir ou d’un brin de vent, ou bien parfois vous savez ces pierres qui s’entrechoquent, ou ces boiseries qui claquent parce que la température croît ou décroît, tous ces bruits des maisons, ces bruits familiers, ces sons domestiques qu’on n’entend même plus, tellement on les a entendus, par habitude, eh bien c’était un peu ça, c’était un son mat et sourd et comme déjà habitué à son enveloppe, qui se surprendrait lui-même de ne rien ajouter de nouveau au monde, qui s’en passerait encore de ces nièmes soupirs ou souffles du vent ou égarement subits.

Que me coûte à quitter ? C’était imperceptible, c’était ce que je distinguais pourtant nettement ou peut-être n’ai-je jamais rien entendu mais j’ai posé des mots dans ce qui est encore l’informe, le naissant, le juste setier d’air et de phonèmes qui servira plus tard, à quelqu’un d’autre peut-être (car si on n’entendait déjà les mots comment nous viendraient-ils ?), qui sait, à formuler des mots, pas même des phrases, car avant tout il faut des mots, et avant les mots il faut un peu de souffle et d’air, de soupir et de regrets, il faut un peu du mouvement des poumons ou du mouvement des branches qui s’agitent dans le vent, il faut un peu de vent, et que ferait-on sans vent, sans souffle, il faut bien des orages pour amener du vent ailleurs et après la pluie le beau temps.

4.

A,

Donne-moi une feuille blanche et je la remplirai.
Donne-moi du vide, je le comblerai.
Donne-moi un territoire, je le coloniserai.
Donne-moi de la terre, je la cultiverai.
Donne-moi du silence, je l’occuperai.
Donne-moi un territoire, je l’habiterai.

J’ai écrit sur des feuilles de papier à cigarette. Au plus fort de [ ], je fumais, pour m’empêcher d’écrire, témoigner. J’ai adopté un style dactylographique. Je n’avais que cent quarante caractères.

J’ai noirci des feuilles et des feuilles de papier à cigarette Pour ne pas perdre le fil Pour garder De moi Une trace Je n’existais plus que pour ces feuilles Je devenais la feuille J’étais cigarette ! Et je fumais Car je n’ai plus économisé Je n’avais plus de feuille J’ai brûlé, consumé mes Traces Je me suis Fumé Je me suis Disparu Je me suis Rendu à l’air A la terre Et comment comment

Comment faire autrement

Car, nous voulons habiter, n’est-ce pas. Nous voulons la maison. Donne-moi une feuille et je la noircirai. Ne pas perdre le fil, ne pas perdre la ligne. Cette ligne qui s’enracine, occupe l’espace de la page, le creuse, l’évide, le retourne, le retrouve, le malaxe, la Machine, comme une matière un terreau un matériau. Donne-moi une feuille, je la noircirai On ne peut pas laisser faire, laisser dire sans rien faire Ne serait-ce qu’un effort un seul petit Ne serait-ce qu’un petit geste Un petit mouvement. Des lignes qui s’installent en prévision d’un état d’équilibre Comme un mur de pierres sèches patiemment découpe Mime l’horizon Pourquoi bâtir des murs sinon pour Mimer l’horizon Fumer Faire porter des lignes Poser des lignes On a besoin de l’horizon On a besoin de l’horizon On a besoin de lignes Ne pas perdre le fil La ligne Ligne Le mur attend les lignes Le mur patiente Le mur suscite Attend les lignes De soldats Les lignes Les nuages sont des lignes Posés Des signes, des cairns pour Fumer Des signes des lettres Les nuages Les graminées sont des Soldats sont des Donne-moi une feuille On a besoin Les graminées sont des pila Des fusils Le ciel une carte géographique Les nuages Des petits drapeaux Donne-moi une feuille je la noircirai Je ne reprendrai pas ( ) Mon souffle J’ahanerai S’il le faut Pour poser ces briques ces murs ces lettres ces nuages ces cairns Je dis Je Et tout ceci n’a qu’une issue et la mort plane la Repue la Goulue la Venue la Vendangeuse l’Ombrageuse la Noire Payse le Mildiou la Mycose l’Eté le Troupeau la Ruminante la Revenante la Dernière Bande la Paraphe la Mort les Ailes du Désir le Fil du rasoir la Sécante la Tangente et l’Intouchable l’Intémoignable le Noir Soleil l’Aventureuse la Pute Blanche Machine la Pute Noire je dis la mort je dis la mort je dis Je Dis Je dis je Des lignes Des fils qu’on tire Des cordes Des trajectoires Des Avancées Des Coulées Des allées et des venues Je Dis Moi Je Dis On ne peut pas ne pas Donne-moi Un petit mouvement Attend des Lignes Des nuages Je Des lignes des fils qu’on tire, comme des histoires Comme on tire des Noms, comme on Ecrit Comme on nomme Des régions Des tissus qu’on brûle Des tissus qu’on déchire Des vêtements qu’on habite Des tissus La pelouse devient Prairie et la prairie devient Lande (Garrigue, Mattoral) et la lande s’enfriche devient Friche et la friche devient Lisière et la lisière Bois et le bois Forêt

Derrière le brome le Prunelier, patiente, derrière le prunelier le Chêne

Le mur appelle le mur, le Mur appelle la ruine la Civilisation amène la paix, amène la terreur, le terroir Faire tourner la machine

Ne pas perdre le ( ) Souffle ne pas perdre la _______ Trace De soi Mur d’équilibre

Mais aujourd’hui c’est la paix. Que devient un soldat dans la paix ? Il s’évanouit. Je suis devant le mur. Mon mur. Le mur de la maison. Ma maison. Le chien est là. Humus.

Je suis devant la maison, ma maison. Humus. J’attends. Je l’ai retrouvée. J’attends.

Quand je suis arrivé, le chien a senti ma présence cent, deux cents mètres avant que je ne sois visible. Vibrations dans le sol, vapeurs ou parfums évanouis dans l’air, ou simplement préscience ? Prémonition ? Il m’a reconnu, il m’a sauvé.

J’ai pu à loisir l’observer : elle, ne m’avait pas vu. Ne me voyait pas. Son regard pouvait passer à travers moi. Elle : ne m’a pas sauvé.

La nuit. Je me réveille en sueur. Nouvelles images traversant les regards. Ou nouvelles images que les regards traversent. Transpercent la pierre, comme une plante.

C’est la ruine-de-Rome. Linaria cymbalaria. Pousse sur les murs. On la trouve avec d’autres comme Parietaria judaica, la pariétaire de Judée, mais aussi les sièges, les orpins : Sedum dasyphylum, Sedum ochroleucon, Sedum album. C’est toute la même machination. Ça vient, ça pousse. Une machine de guerre. Un combat impitoyable. Un siège. Un orpin. Une incroyable fresque pariétale. Un écran.

Ça pousse, ça prend sa place. Ça vient. Renverse des murs, défait les civilisations. Et ça demeure. Quoi qu’il arrive. Tous les murs sont des ruines. Toutes les dynasties des holocaustes. Toutes les nuits ça pousse, c’est plus fort que toi, plus fort que tout. Toutes les villes finissent en cendre ou à la mer.

Toutes les guerres sont des murs.

Toutes les villes sont des guerres.

Toutes les couleurs sont dans le ciel.

5.
Je ne sais plus quoi faire. Il ne bouge plus. Ne fait rien. Se couche au sol, les bras rabattus le long du corps, les jambes serrés de même, il ne fixe aucun point. Parfois les mains crochetées dans le sol, les doigts, les ongles. Il dit Je n’ai plus ma tête. Il sourit Je n’ai plus ma tête.

Il ne se plaint plus des douleurs dans ses jambes, ses bras, mais à vrai dire, il ne bouge plus. Reste devant le ciel comme un écran. Il reste planté devant le ciel comme devant un écran, mais il ne fixe rien de particulier. Le chien Humus à ses pieds. Parfois il ne bouge pas, ou imperceptiblement, mais ce n’est pas humain de bouger si lentement.

Il nous en a fait bavé tout l’hiver, à râler en permanence, à se plaindre de sa jambe, de sa sciatique, de son dos qui se fige, de ses mains de ses bras qui s’ankylosent, de tous ses membres qui se couchent sous l’arthrose ou l’arthrite, ou que sais-je ? Il nous a usées, aussi, à se raidir ainsi, à ne plus vouloir se promener, à ne plus vouloir rencontrer ses amis, aller en ville, non il se plaçait devant l’écran et semblait somnoler, mais ne somnolait pas, ça non, il veillait, il guettait le moindre de mes gestes, mes allées et venues.

Il est sorti plus souvent, disant qu’il faisait trop chaud ou trop sec dans la maison, disant qu’il voulait de la lumière, de l’humidité, alors il a pris cette manie de se coucher au sol, comme un abattu, mon Dieu, comme un mourant ou comme un cadavre, et à fixer le bleu du ciel. Il ne parlait presque plus, pas à moi en tout cas, il se figeait, il se raidissait, comment dire.

Il devait parvenir toutefois à un état de béatitude qui transparaissait dans ses yeux, qui transpirait dans son visage, qui transperçait son regard, il devenait enfant, il devenait idiot, à mesure qu’il durcissait, je veux dire son cœur, son corps, son amour pour moi, son appétit de vivre, il devenait comme fluide, comme s’il évoluait à présent dans un autre monde, un monde à la fois plus souple, un monde moelleux qui n’est pas fait des mots ou des souvenirs, et plus simple, un monde fait de douces spirales répétées à l’horizon, un monde de cercles ou de disques emmêlés, un monde silencieux et lent, et ce fidèle chien imbécile qui reste toujours fidèlement à ses pieds, comme il le comprend, comme ils se comprennent, un monde souple et simple, un monde irrationnel, un monde non pas fait pour les adultes, et semble-t-il ni pour les humains, un monde qui semble accepter sa condition de rester-là, d’habiter là, un monde qui ne cherche pas à s’évader ailleurs, un monde pour les enfants et les chiens, un monde d’idiots, un monde souple et simple, un monde géoréférencé, et puis un monde qui avance, qui persiste, un monde obstiné, un monde obstiné, fidèle aux mouvements de la lune ou des saisons, aux successions des jours et des nuits, un monde hors du temps, un monde qui ne serait qu’espace, pour qui l’espace serait l’unique valeur et l’unique joie de vivre, mais pourquoi la-guerre-cette-saloperie ? qu’est-ce qu’il y a vu ? qu’est-ce qu’il a bien pu y vivre, pour revenir comme ça, qu’à moitié, comme si un bout de lui était resté là-bas, ou comme s’il s’était transposé ici et là, dans le même temps, là-bas, et ici, comme s’il n’était plus lui-même en vérité, mais un ensemble de lui-même, un resté là-bas, dans les ornières de quelle champ bombardé, dans les bras de quelle foutue femme, dans le sillage de quelle navire ? c’est ça un resté là-bas, un abattu qui s’allonge au sol, comme si le sol était plus important que moi, que nous, que l’avenir, un abattu qui se couche au sol et parfois y passe la nuit, le sol est devenu son lit, quelle honte pour sa femme, et il ne se lave plus, il fixe obstinément le bleu du ciel, mais il n’attend rien, il ne se lave plus, quelle honte pour sa femme, il est noir comme un bougnoule, comme un Arabe, comme un étranger, comme un barbaros, il est noir que s’en est effrayant, il est ridé, dur et nègre, mais que s’est-il passé, qu’ont-il fait à mon homme pour qu’il devienne ce monstre, cette chose, cette masse abattue, persistante, lente, si peu mouvante, les doigts à présent crochus arqués dans le sol, le chien Humus à ses pieds, mais qu’es-tu devenu, avec ta peau sale (c’est la guerre qui t’a sali) tes doigts comme des herses dans le sol, tes cheveux qui poussent, qui poussent, qui poussent, inondent le sol, et Toi inconsolable, inconsolable, inconsolable

 

6E Je suis déjà rempli de bruit (Nicole Caligaris)

Je suis déjà rempli de bruit, déjà autre au bonnet en étoile. Les balles montent entre les mains des hommes qui s’ouvrent et qui se ferment, le vide appelle, c’est le lâcher des bourdons.

Que la plaine n’accroche rien de mon départ, qu’elle ne sache pas me saisir, qu’elle me laisse, que le voyage ne sache rien, que plus une parole n’arrive, que les espaces vibrent.

Victoire, salut aux avenirs, idée de la face des choses.

Je renonce au jeu pour dessiner au soleil son arène, je renonce au début, à la promesse des premières fois qui transpercent le bleu miracle entre mer et ciel.

L’animal est sur mon cou, amené au galop, je suis son rire.

Et c’est le son qui va partir du silence avant qu’aucune oreille ne soit là pour entendre, le lâcher des bourdons.

Dans l’ouverture que j’ai produite en avançant, notre différence. Je vois se lever les enfants, je veux l’amplitude des toiles, que la plaine n’accroche rien, je suis une effusion.

Au sein de leur gorge alliée aux sables, aux blancheurs millénaires, que se produise le moment d’entrer dans cette enveloppe où redeviennent possibles toutes les combinaisons. J’attends le lait, l’astre.

Je pose, immobile, ancré, visible depuis deux horizons.
Victoire à notre sable commun, salut aux avenirs, idée de la face favorable des choses.

Je renonce au jeu pour dessiner au soleil son arène, je renonce au début, à la promesse des premières fois, au frisson, aux voiles, je choisis la ligne qui doit détourner de ma tête la punition du soleil.

L’animal est sur mon cou, je suis son rire et j’ai rejoint l’espace, je serai beau, argenté, doré, odorant, livré à ton désert, mon départ résolu, aimé par toi.