Extrait d’un message aux auteurs
Nous avons imaginé par texte 7000 à 14000 signes espaces compris.
Ceci est un ordre d’idée : on pourrait très bien avoir un texte de 5 lignes, divisé en autant de fragments, avec donc à chaque fois une seule ligne. (Le nombre de fragments est lui aussi indicatif, à vous de le définir.) Tout dépendra de l’équilibre du chapitre. Mais merci de ne pas dépasser 14000 signes espaces compris.
Attention à la présentation de vos textes : comme l’ensemble sera fragmenté, évitez de créer d’autres formes fragmentaires, notamment par des sauts de lignes.
Attention aussi à débuter chacun de vos fragments de sorte que le lecteur comprenne très vite dans quel texte et univers il se situe.
Parallèlement, Frédéric Laé esquisse des pistes graphiques, qui n’auront pas de développements.
[Les chapitres 4, 5 et 6 se trouvent ici.]
Prologue (Benoît Vincent et autres)
1A Les adieux de Climax (Laurence Werner David)
1B Au début (Patrick Chatelier)
1C D’un mouvement (Nicole Caligaris)
1D La chambre des amants (Marc Perrin)
2A Avance (Guénaël Boutouillet)
2B Le Pharmacien (Benoît Vincent)
2C Ombres (Sereine Berlottier)
2E Nous sommes le fil de l’histoire (Marc Perrin)
2F Général Instin (Nicole Caligaris)
3A Les hommes bleus (Benoît Vincent)
3B Puissance et Pouvoir (Marc Perrin)
3C D’où (Benoît Vincent)
3D La Nadejda (Nicole Caligaris)
3E J’ouvre la porte (Laurence Werner David)
3G Général Instin (Nicole Caligaris)
Prologue (Benoît Vincent et autres)
Il y a des étendues.
Il y a des étendues, et toujours derrière des étendues, d’autres étendues. Des étendues vertes et glauques et placides. On dirait de grandes toiles agitées par le vent. Ou des peaux frissonnant.
A cette hauteur on ne distingue aucun relief, aucun obstacle, aucun accroc dans ce beau tissu hésitant.
Sur ma carte, lorsque je compare l’une et l’autre étendue, je ne vois rien. Pas de différence.
Rien. Qu’une grande étendue.
Laquelle des deux, celle de la carte ou celle du monde traduit le plus fidèlement l’autre ?
Je pars. Je quitte ma maison, je quitte ma ville, je quitte mon pays.
Je pars pour mettre du relief. Pour caler des repères, des points de repères. Global Positioning System, géoréférencer le site.
Lever une carte. Lever, ériger. Eriger un mur, une frontière. Construire la fin du monde.
Il y a ce que je porte sur les yeux, et ce que j’emporte dans ma mémoire.
Habiter : tracer du pied des lignes sur le sol nu. Géoréférencer. Globalization. Google Earth. Un grand pas pour l’humanité : poser des repères sur du vide. Poser des points, tirer des lignes. Vectoriser l’ensemble. Rasteriser. Générale Identification. Global Information.
Informer, informer à tout prix. “Donner”, monter le dehors, tout le dehors. L’entièreté du dehors. Informer, donner les données, au prix même de l’intimité. Au prix même de l’individu. Généraliser. Générale Information.
Je viens d’ailleurs, le plus ailleurs qui soit. Je m’appelle Climax.
Climax serait le nom d’un soldat romain. Envoyé sur la bordure de l’Empire, à qui on demande de bâtir un mur.
Ce pourrait être aussi le nom d’un programme européen de sauvegarde des habitats. Ou une exposition sur le réchauffement climatique. Ou une manufacture, comme Acme, par exemple.
Ce pourrait être un titre. Titre de roman, ou titre honorifique.
Climax c’est l’équilibre. C’est le moment ou tout peut basculer, mais pas encore tout à fait. C’est le faîte. C’est le bon moment. C’est le point culminant, mais qui dure.
C’est la campagne qui avance.
1A Les adieux de Climax (Laurence Werner David)
Est-ce ce vieil arbre que je connais depuis toujours, ceint de murailles brunes et de vieilles pelouses d’occident- ou les pierres de ma maison masquées de lierres dans lesquelles se cachent ces petits insectes étincelants vers lesquels se penchent les enfants du village, qui me coûtent à quitter ?
Est-ce, plutôt, maintenant que le départ est sûr, que tout est prévu pour ce départ, ce qui s’attache à ce paysage avec une familiarité soudain déroutante qui trouble mon sang et sape mon courage ?
Ce n’est pas la première fois que vous partez ? m’a demandé mon jeune voisin avec qui je fais le tour de la maison.
Pour fortifier une frontière, si, c’est la première fois, lui ai-je répondu.
Je quitte ma femme, et ma terre, et un passé qui n’ira plus jamais de soi. Je quitte ce qui me coûte sans que j’aie assez d’heures devant moi pour épuiser toutes ces matières de paysages de campagne qui ont formé ma jeunesse méditerranéenne. Je rêverai de ces bêtes, et de ces femmes et de ces hommes, de cette abondance végétale, de nos clôtures, de nos haies, de la buttée des ponts du village, des axes qu’ont empruntés les étrangers que nous avons accueillis. Je m’assois devant ces presses à huile qui ne représentent déjà presque plus rien; je quitte mes écuries et l’odeur du bois et du cuir et du crin quand je m’endors encore une fois contre le bat-flanc derrière lequel frappe le pouls infatigable de mon cheval; je quitte le linge et les draps que les bras d’A. ont serrés toute la nuit.
Et ces trajectoires successives et journalières –faisceaux de pluie d’or électriques dans ma mémoire dès que je me lève depuis trente et un ans- m’auront-elles suffisamment marqué au point de ne pas avoir la sensation que je vais me perdre là où je vais ?
Depuis trois jours je suis un rôdeur qui traîne son pas lourd et lent auprès d’A. Elle me donne parfois un signe de confiance, on dirait qu’un feu s’est fixé dans ses prunelles noires et qu’il attend que nous nous enfoncions dans notre dernière nuit pour descendre tout proche de mon visage, tout emporter. Son visage est triste mais ses yeux scintillent. Elle ne me questionne pas sur la durée de ma prochaine absence. Elle ne me questionne d’ailleurs sur presque plus rien depuis que je me suis mis à attendre le jour de mon départ. Le rire d’A., son rire d’enfant, où va-t-il disparaître ? Au réveil A. a ouvert comme chaque matin la fenêtre de notre chambre, elle m’a regardé avec l’impuissance d’un sourire d’enfant. Elle souriait vers nulle part. Dans l’encadrement de la fenêtre, tel que j’étais allongé, je devinais derrière ma femme, la dernière branche, la plus haute et la plus maigre, du vieil arbre qui oscillait au bord du vide.
Ce sont les conditions mêmes, ai-je pensé, d’un cauchemar.
Je me suis levé, soulagé de traverser le village et ses murs éclaboussés de ce soleil qui, ici, ne semble jamais descendre, qui disparaît seulement dans le fond du ciel et vous serre solidement, avec une joie qui engloutit vos peurs.
J’ai observé.
Et tout ce que je n’ai pas su ou pas pris soin d’observer depuis toutes ces années, ce que j’ai négligé, j’ai cherché à les comprendre et à les retenir.
C’était trop tard pour savoir ce qui prévaudrait.
J’ai quitté ma prairie, mon jardinier qui est le dernier, dans mon enclos, à m’avoir vu. Il faisait encore beau et pourtant le ciel sur la route au loin commençait à se déchirer et, machinalement, j’ai ri devant les yeux sombres de mon ami qui me dit que mon rire était le même que celui de A., et qu’à cause de cette ressemblance il pourrait, sans effort, se souvenir de moi.
Il avait, ce jour-là, une façon haletante de me parler.
Je ne pourrai pas me rappeler ce que je quitte sauf en inventant d’autres paysages que je prendrai pour le mien. Et je sais que je n’aurai pas assez d’imagination – qui a toujours été fragile, mon père puis mes maîtres me l’ont assez répété- pour que ce que j’invente soit chaud, ductile et fortifiant comme ma vie auprès de A.
A. est parvenue à s’attacher avec une joie confuse aux femmes et aux hommes du village. Elle les a attendus. Elle n’a pas lutté pour leur appartenir. Pas comme moi.
Année après année, ses yeux se sont faits à eux.
Il faut vous dire qu’au départ, moi, je ne suis pas d’ici.
A l’Automne dernier un homme prénommé Cassius est venu s’installer au village. Il est entré dans ma maison, il m’a parlé des Mémoires qu’il rédigeait sur le règne de Trajan, puis de ses nombreux voyages, et j’ai écouté les histoires qu’il me livrait comme un bloc brut de souvenirs personnels mêlés de prodiges et de présages et d’histoires rapportées.
Puis il m’a dit :
Ta jeunesse appartient au sol romain mais pas ton enfance. Tu es né ailleurs. Là-bas, au-delà de l’Atlantique. Là-bas où on vous appelle les Hopewell. Vous êtes très nombreux à y avoir vos maisons, vos amis, votre famille. Vous pouvez partir de Porter, jusqu’à l’Ohio, en traversant Santa Rosa swift creek et la Copena, vous arrivez à New-York Hopewell : vous êtes partout sur vos terres, et ces terres, n’importe laquelle de celles que je viens de citer, vous appartiennent encore. Leur peau est presque noire comme la tienne. C’est un peuple redoutable, édifiant des murs de terre destinés à protéger des chambres secrètes et sacrées, et forant des milliers de souterrains qu’aucun ennemi n’a su encore repérer. Ils construisent des murs bien plus solides que ce Mur du Nord derrière lequel tu iras te retrancher avec tes armes de soldat.
Cassius a vécu avec nous jusqu’au jour qui termine l’année. Puis il est reparti.
Je ne suis pas romain. Je ne suis pas du Royaume des futurs Pictes dont je vais avec d’autres soldats occuper la patrie des pères. Je suis seulement les ordres de notre chef Caesar Hadrianus, obsédé par la consolidation de nos frontières partout, à l’Ouest et au Nord, où son Empire s’étend depuis les conquêtes de son tuteur et cousin, le grand Trajan.
Depuis trois jours j’essaie de me mettre dans la peau de ce soldat romain que l’on attend de moi : notre chef, les militaires, les habitants du village me regardent et attendent que je parte. Là-bas, à l’ombre du mur du Nord, je m’éloignerai définitivement de plus en plus de moi ? Je suis comme mon père indien qui cherchait à aller quelque part : et je suis aujourd’hui soldat par ce que je suis un homme et que j’ai vécu ma jeunesse dans l’Etat de Rome, mais je sais qu’après avoir combattu, cet homme redeviendra, au faîte de sa vie, un brave paysan ou un cultivateur de tournesols.
Je vais me battre au nom de pères que je n’ai pas connus.
Jusque là la violence des mensonges que l’on tend aux étrangers ne m’a jamais encore menacé.
De même, A., ma femme résume notre situation : « Jusque là, rien ne nous a jamais détruits ». Elle ne se soucie d’aucune opinion, pas même de signes divins qu’un jour elle n’a plus désiré espérer. Elle a toujours ce feu dans l’œil qui me porte à ne jamais cesser de croire ce qu’elle tait, ni ce qu’elle dit. Pour qu’elle ne perde pas pied, je me retranche derrière elle. J’ai coupé quelque chose de l’histoire qui m’a façonné ici. Je me réduis en poussière avec la même joie sauvage qu’A. à chaque fois qu’elle gagne l’affection des hommes et des femmes de notre village.
Tant que je marche sur la terre d’ici, je sais ça : ce retranchement volontaire de ma personne qui m’a aidé à me fondre parmi eux, ces étrangers ici, et qui m’aideront à être bien avec les étrangers de là-bas.
Je quitte aussi des villageois avec qui je suis resté en colère.
Je crois entendre leurs pas lents qui errent devant ma porte, étonné et triste que ce soit déjà bientôt fini. Je vais bientôt fermer la porte sur notre maison. Même la colère, je voudrais qu’elle s’efface un peu.
Tout ce que je vois, ce soir, va affecter durablement l’observateur.
« Vous êtes déjà parti très loin l’un de l’autre ? », m’a dit mon jardinier qui souhaitait sans doute, avant de nous quitter, me consoler.
Non, jamais comme ça. Jamais en sachant qu’il y a de grandes probabilités que je ne revienne pas.
Non, jamais.
Et je répète à l’envi ce non que personne n’a voulu entendre.
Voici ma dernière nuit.
A. et moi avons peur. Notre manière de nous aimer, brusque, puis très lente quand nous nous cherchons à nouveau dans le sommeil, montre que c’est d’abord la peur qui nous conduit.
Je tombe dans un profond sommeil.
A la frontière qui ouvre l’accès au Mur, je fais le rêve qu’un douanier m’arrête à un poste de contrôle pour vérifier la validité de ce que je transporte avec moi. Il fouille mes sacs. Il dit que rien ne l’intéresse dans mes affaires (mes armes blanches sont d’une très grande banalité). Qu’il perd son temps. Mais, quelques temps après, le même contrôleur revient vers moi, mêmes fouilles, même déception.
Puis, juste avant l’aube, j’ai rêvé de cartes géographiques. Elles ont pour particularité d’être des cartes tronquées représentant uniquement des extrémités de pays frontaliers avec la mer ou l’océan.
Je regarde ces cartes pêle-mêle, fébrile et lentement bercé comme si j’étais sur un navire- et pourtant, à coup sûr, tout le paysage autour de moi me prouve que mes pieds raclent la terre ferme.
Au même moment (ce que je crois être le même moment) dans une des cages d’escaliers sans nombre d’un gratte-ciel, A., enfermée tout en haut de la tour, descend les marches, s’arrêtant à chaque pallier, puis descend de nouveau, de plus en plus dubitative sur l’effort qu’elle doit déployer pour descendre ainsi sans fin, n’entrevoyant jamais aucun rez-de-chaussée. Tandis qu’elle descend ces marches, quelque part des ouvriers s’affairent et construisent, grandeur nature, un pont enjambant l’Atlantique, reliant le sud de l’Amérique (depuis mon Fort natal de Walton Beach ) à un bout du Mur, à Solway Firth, et que chacun baptise en coeur:
Faulkner Bridge.
Ni le contrôleur, ni les travailleurs, ni moi-même ne parlons plus la langue que les gens de mon village romain ont l’habitude de comprendre. A. non plus ne semble plus capable de la saisir.
Peut-être ne le veut-elle plus.
Mon silence est devenu semblable au sien perdu dans la tour. J’ai encore tenté de parler, j’ai réussi à me taire — comme elle et je n’en éprouve aucune joie, ni aucune tristesse. Juste ce sentiment qui paralyse et qui est de vouloir réessayer, réessayer encore pour multiplier les chances d’être compris à chaque fois différemment, à chaque essai avec plus d’intensité pour se rapprocher du corps de celle ou celui qu’on aime.
J’ai à nouveau ressenti ce que l’observateur objectif ne peut qu’éprouver avec la même frayeur–, et qui m’a longtemps oppressé : qu’une langue maternelle manque, si puissamment et si souvent, de sous-entendus.
A l’instant A. leur dit que je repars, de nouveau, parmi les ombres.
« C’est la première fois mon A. que je pars vraiment »,
ai-je insisté, presque brutal.
Je lui dis que je reviendrai.
Elle ne semble pas accablée. Ses épaules sont incroyablement larges. Dans son œil, je vois son épi d’or qui brûle encore.
1B Au début (Patrick Chatelier)
au début rien
au début il n’y a rien presque rien je le dis seuls
les contrées forêts plaines cols villages plats creux touffes bétails fratries rien au début seuls qui croupissent sans savoir avoir idée sans soupçonner la vastitude la majesté les horizons miracle variété du monde croupissent et leurs paysans marchands seigneurs de guerre petites cliques petits trafics avec un esclave quand on peut mais esclave de rien bouche à nourrir qui fait bien dans sa maison pacotille esclave bimbeloterie esclave joli ce n’est rien il n’y a rien strictement rien au début par les provinces les contrées qui n’existent n’affleurent n’affermissent dans leur terroir pourriture isolement idiotie et ces ignobles qui n’ont jamais rien vu lapent la terre de leurs ancêtres pourris en creux vallées plaines cols routes seuls bétails fratries pourrissantes et hasard parfois trouvent sur leurs langues des pépites de sel pendant que font pâle figure leurs dieux des flaques ou des fourrés
au début rien il n’y a je le dis
seuls forêts plaines cols villages creux touffes bétails seuls c’est-à-dire désert c’est-à-dire nuit c’est-à-dire vide c’est-à-dire manque c’est-à-dire item item item sans Teneur sans Soleil sans Cæsar manque depuis toujours manque manque depuis le premier crachat des Titans puis ensuite alors là c’est-à-dire que vient-il Cæsar passé sous Cæsar donne Empire les contrées ça bouleverse tout quand forêts plaines cols villages prennent sens épaisseur une plaine un col de tout temps objet du temps secret du temps accomplissement des temps avènement de toutes les natures oui car civilisation car sagesse car connaissance oui car morale car tempérance car culture oui car liberté car égalité car solidarité oui car partage car sécurité car quiétude oui car commerce car diplomatie car prospérité oui le peuple oui le progrès oui la santé oui le droit oui marmailles de la louve câline<
et au milieu de rien je le dis la troupe apparaît
dans la brume droit au milieu du gris de poisse le premier jour marche la troupe
c’est le premier jour fatigue un peu mais la superbe repensant au départ revoyant centaines de femmes lâchées dans le camp qui voulaient ne voulaient pas c’est pareil car glaives ont pénétré ça faisait de la chair et cris dans les augures de foutre baigné de terre mère et nous marcherons jusqu’au fond de l’Empire avec ces visions entre les dents jours mois ans de marche avec ce fouet au ventre et d’autres là-bas les femmes qui nous attendent ne savent pas ce qui les attend là-bas pleureuses sur nos ennemis honorées d’être ouvertes par nos soins espèrent-elles là-bas guettant l’horizon de notre approche et sentant le sol trembler sous leur pieds là-bas enfin eux disent-elles en rejetant leurs tresses sur leur nuque
enfin enfin Empire
Empire est nous Empire en moi en nous Empire se pose sur les choses avec nos yeux nomades Empire vous aime vous bâtit Empire protège prend soin car oui Empire est mère providence un caillou qui clôt vos ulcères qui assèche vos bubons les amoureux arrivent nous sommes ses amoureux faisons jaillir Empire où nos pila se dressent et les peuplades acclament et battent les tambourins et devant nous la forêt recule avec ses hantises ses sorciers ses entrelacs stériles et fioritures
la troupe marche c’est le premier jour Climax la forêt recule je le dis
Climax à mon côté Climax
mon ami son visage impénétrable qui change à chaque instant ses yeux qui voient loin plus loin que nous autres Climax n’est pas comme les autres mieux que nous appartient à la terre plus fort que celui qui en fut extrait il est homme d’Empire celui qui vient d’ailleurs autrefois barbare porté par le nom nouveau qu’on lui a donné son nom d’homme effaçant son nom de né et si nous sommes presque tous dans la troupe étrangers absorbés par l’Empire qui trancha d’un pincement de lyre le cordon reliant à nos ancêtres la chaîne brisée des âges nous faisant hommes nouveaux Climax est parmi nous le grand étranger le sublime de par-delà les mers le paroxysme le faîte la conclusion étranger nec plus ultra total à la peau différente au regard différent au sang différent aux membres différents aux organes différents au toucher différent au parler différent aux principes différents au sommeil différent qui pendant les mois de traversée jusqu’ici endura enfant tornades et tempêtes et scorbut et privations et supplices et injures pour enfin apercevoir la terre l’île le refuge et devenir Romain
Climax mon ami je suis
près de toi Climax forêt recule
amoureux je marche à ton épaule je vise à gauche quand tu cherches à droite je scrute le haut quand tu préfères le bas je défends tes angles morts ton plastron ta carotide ton genou tes penchants tes mauvais rêves tes pensées interdites j’emplis l’absence de toi pour ton retour Climax je t’attendais amoureux de mille façons quand chaque pas me rapproche de toi que nous faisons côte à côte
oui Climax je le dis
ton visage que je presse contre ma joue ton visage change comme le nuage comme une part d’atmosphère l’envol des oies cendrées c’est le visage d’éléments d’origines du bout du chemin qui me fait face éternellement
1C D’un mouvement (Nicole Caligaris)
D’un mouvement qui n’est pas le mien, je dégage, encore uni et déjà plus, je rends sa virginité à cette parcelle d’une existence qui devra se passer de moi. Je disparais de ce qui pourrait être, je ne foncerai pas ici, densité opposée au grand astre, je jouerai, cil, grain, flocon promis à la capture, rien électrostatique porté à la lumière par l’ombre qui couvrira, à peine posées, mes empreintes, je prendrai la transparence des corps emportés par la courbe qui donne là-bas l’illusion d’une horizontale, je prendrai cette progressive consistance que les souvenirs comme les songes finissent par ne plus soupçonner.
Partir pour une confusion des signaux, partir pour une trop grande baie, partir, tremblement de toutes les fréquences, grand branle des tambours et des fifres, les marches sont ouvertes, les fanfares les guident, toute la musique de mon enfance vient battre derrière mes tympans, les pieds des hommes passent après avoir franchi la boue, après avoir perdu leur monture, les pieds des hommes dont le rang a tenu, que la poussière entoure, que la paille a gardés du froid toute une succession de nuits.
Avant le départ le sable se soulève. Les feux. Les toiles humides. Les couvertures. Les cuirs. Les corps avant le départ, levés. Et les forces, contractées par réflexe, remontent à l’intérieur des peaux, à l’intérieur des fibres, à l’intérieur des chairs qui attendent leur tonique, qui ne le trouvent pas, qui en gardent la soif, les forces se ramassent, dans un prodigieux coup d’Achille, sur elles-mêmes, les forces dérobées aux genoux, dérobées aux voûtes plantaires, décevant les reins, remontant vers la bouche à gober du néant, c’est le tremblement de la minute, le départ, soulèvement de buée, rien n’est certain, l’effet se communique à la terre depuis l’horizontale insaisissable à quoi mon enfance aspirait, passé la ligne, aucune langue ne se distinguera du bruit, reflux au moment d’avancer, retour contre soi, pas un prochain corps, fermeté où appuyer sa faiblesse, il faudra marcher avec les autres dont le pied n’est pas plus sûr, il faudra, sourd, imbécile au monde, s’élancer qui sait vers quelle île, vers quelle stèle du bord du chemin dont je ne saurai jamais ce que les signes qu’elle porte indiquent, s’il faut passer, s’il faut s’incliner ou se mettre à genoux.
Partir rejoindre la compagnie de mes semblables dont je n’aurai pas connu un seul, dont mes paumes, dont mes doigts n’auront pas touché un seul. Je coulerai.
Sous le sable, le récit, son arc, son foyer.
Je suis déjà rempli de bruit, déjà tout autre, emboîtant le pas des saltimbanques, des échasses montées par des bouffons aux faces blanches, au bonnet en étoile dont les branches portent le grelot. Cortège, je te rejoins en oubliant sur la table ma flasque et mon matériel à collets. Les balles montent entre les mains des hommes qui s’ouvrent et qui se ferment sur rien comme des poings d’enfants, le vide appelle. Les tambours en avant franchissent à chaque pas la ligne de la crainte, la chamade fait avancer le pays. Et l’air à mes poumons devra se présenter avec une densité différente, une salinité peut-être, une charge en azote, les lumières seront froides, les métaux lisses.
Prêt. Pour quelle expulsion, sifflé par les flûtes qui ouvrent la plaine de leur aigu malheureux, déjà puissant, appartenant aux centres glauques et disputés d’une mer intérieure, aux femmes poissons que les marins racontent ?
Parce que ce cœur qui n’est pas le mien a diffusé le poum et le tchac d’une expansion, d’un étranglement et d’une expansion, je m’en vais poser le pied dans le piétinement des hommes, le tchac et le tchac des talons qui ne se sont pas faits au terrain, pas faits à la marche, qui voudraient encore n’être pas partis, je suis enlevé par la force d’une parole que j’ai dû donner à quelqu’un et qui s’est mise à grossir, avec sa racine en bulbes logée dans mon épine dorsale, restée un temps inactive, endormie, je ne sais pas, qui est restée, entre mes omoplates, sans consistance, rien, avant de se mettre à grandir, avant de se mettre à pousser dans mon dos, avant d’adopter cette lubie de croître, cette passion de la lumière, éros, cette érection en branches depuis mes os, depuis ma moelle, je suis enlevé par le feuillage qui prend le vent dans mon dos, c’est le mouvement qui me soulève depuis mes battements d’enfant, depuis mes mimiques, mes étranges visages amiraux, mes généraux, mes capitaines, mes étoilés qui se composaient sur ma face et qui me quittaient à leur heure en emportant mon parler naissant dans leur vapeur où il se défait, je suis soulevé, depuis le bruit que je faisais avec ma bouche en soufflant dans mon poing, moi, pavillon, un œil en rogne depuis que le soleil m’est arrivé sur la gueule, je suis soulevé parce que la compagnie se lève, c’est le jour et c’est l’heure, parce que quelque part chez les étoiles les bâtonnets ont rendu leur verdict et voilà que le signal nous est tombé dessus. Et cette parole qui était allée s’enterrer sous le sable, voilà que le piétinement l’a levée, qu’elle aussi, sautillant deux minutes entre les bâtonnets avant qu’ils se déposent, elle m’est retombée dessus. Adieu. Je passe.
Monter sera toujours un mouvement musical. Un nombre proche du zéro commence, c’est-à-dire une onde qui appartient encore au néant, à son bourbier sonore, aux vibrations qui se perdent, une onde infinitésimale commence, qui appartient encore à la perte et qui, déjà, depuis le fond indistinct de tout ce qui s’agite et remue de la nuit, prépare le passage du seuil, et c’est le son qui va partir du silence, du faux semblant de silence qui le tenait en lui, disparate, gâché, perdu d’avance, c’est le son, ça commence, ses balbutiements qui sont des miracles, ses gutturales, ses explosives, ses fricatives, ses sifflantes, le son prend. Quel phénomène ? Avant qu’aucune oreille ne soit là pour entendre, la grande gueule pleine de cire et de glu dorée s’est ouverte et c’est le lâcher des bourdons qui vont inséminer notre histoire.
Je pars de cet effondrement du rythme qui me tient debout depuis le centre de mon thorax, je pars, tardif et pas bien ferme, espérant.
Oui, quelque chose tremble sur cette ligne que je n’ai jamais vue, dont le sucre fait ce roux qui me soulève, crépitant, de la salive plein la bouche, dépensé déjà comme force, assoupli, dédoublé, décuplé, sorti de mes cristaux, de ma pierre, croissant, sensible au ciel comme je n’ai jamais été, oui, extensible, quelque chose s’est produit sur la ligne que je n’ai jamais vue de mes yeux, que j’ai regardée tous les soirs, dans ce rêve entretenu par ma collection de feuilles, d’encres qui me viennent des quatre coins, que je laisse dans leur coffre, que j’emporte dans mon paquetage, que j’emporterai, que je laisserai au sable qui les a brassées avec sa nuit toutes les nuits, que je laisserai, tant pis, pour d’autres images, oui, il s’est produit une brèche dans la ligne arrêtant l’élément liquide qui a pris le milieu du monde et envahi ma propre bouche avec son sel, catastrophe, que la barre de mes dents cède, c’est la chute, irrépressible, oui, il s’est ouvert une ouverture dans la jonction sol/ciel, ça tremble, voilà ce qui m’a mis debout, un intervalle à l’intérieur de la ligne qui rend domestique le bleu, qui rend domestique le vert, un espace que je dois habiter, qu’est-ce que ça veut dire ?, dans la ligne qui coupe le sifflet des poissons femelles que personne de vivant n’a pu témoigner avoir vus, que je verrai, peut-être, une ouverture dans la ligne qui finit la terre, c’est la bouche, c’est la source, origine du départ, elle est à l’intérieur de mes genoux ébranlés par le choc, sous le ménisque qui la garde serrée le plus longtemps possible avant que je puisse, moi, desserrer les dents, me mettre en route, marcher, que tout coule.
1D La chambre des amants (Marc Perrin)
Car pour commencer encore ici rien ne commence. Dans la nuit. Nous sommes ce que nous n’avons jamais cessé d’être. Ici. Depuis le commencement sans début ni fin nous sommes. Dans cette nuit nous ne connaissons pas la fatigue. Ici. Nous ouvrons inlassablement nos corps à quelque mouvement infini qu’il est impensable que nous n’ayons pas toujours connu. Nous redécouvrons le plaisir : infiniment. Nous le mettons à nu et faisons avec lui l’expérience de l’inédit. Désorientés, nous faisons l’expérience de la jouissance. Désorientés, nos corps pénètrent une compréhension sans mots. Nos corps : jouent et jouissent à l’abri des yeux du monde. Ils débordent le monde et l’inondent. Ils font une lumière : qui rend visible tous les points du monde. Depuis la chambre, nous débordons la chambre. Nous sommes débordés, dénudés, délivrés par la chambre d’un monde que nous ignorons, et que nous constituons : en même temps. Nous sommes les rires en éclats. Nous sommes les cris et l’abandon. Nous sommes une insouciance majeure et ne sommes dupes en aucun des fracas de ce qui : hors les murs de la chambre: en même temps : nous sommes : hors les murs de la chambre. Nous sommes : un corps insolent dans le monde en son état. Nous sommes un autre fracas. Deux corps couplés. Nous modifions les flux du monde. Nos regards traversent les murs de la chambre. Quand nous pénétrons. Le corps aimé. Nous sommes la multitude. En corps accouplés. Nous voyons le monde en son état. Nous y sommes et ne sommes. Pas dupes. Et pas plus naïfs que la moyenne. Et bien plus vivants qu’un certain nombre. Nos cris : réveillent les cadavres. Nous sommes. Le réveil des cadavres. Nous nous réveillons. Dans la nuit. Lumière. Nous plongeons nos corps. Dans nos corps. Dans l’abandon. C’est dire si nous continuons. Dans la recherche : effrénée. C’est à dire : dans l’amour, oui : nous réalisons : nos corps de recherche. Nous réalisions : nos corps d’amour. Et la lumière ne dure pas. Et nous produisons : de l’inutile. Dans la recherche. Et dans l’amour. D’un inutile : encore plus vaste. Nous ouvrons. Le vivant. Par le réveil des corps. Dans la chambre. Nous faisons trembler les murs. Nous sommes les gueulards, et nous bataillons en toute heure du jour et de la nuit. Nous parcourons : l’inépuisable. Nous nous endormons. Nous nous réveillons et à chaque réveil nous agrandissons l’espace. À chaque étreinte nous ouvrons nos corps au monde. Et nous modifions les espaces. Au-delà des murs de la chambre. Nous rendons le monde : plus vaste que le monde. Nous sommes : la clameur. Nous sommes : la chaleur. Nous sommes le plaisir des corps ouverts au plaisir des corps. Nous sommes les corps ouverts au corps du monde. Nous sommes le corps du monde ouvert. À la possibilité. De sa jouissance.
Nous sommes une fine membrane vibrante séparant le plaisir de l’effroi. Nous sommes une fine membrane au plus lointain de chacun des corps. Nous sommes une fine membrane séparant les corps à l’intérieur des corps. Nous sommes une fine membrane intérieure contre laquelle nous venons frapper. Nous connaissons le plaisir. Nous connaissons le plaisir de la frontière traversée. Nous venons frapper : la connaissance. Nous venons connaître : sa membrane fine, intérieure. Au plus profond des corps. Nous venons connaître le cœur du monde. Nous sommes le plaisir et la connaissance : éclats : dedans-dehors.
Nous traversons les espaces vieux et les inédits avec la même jubilation. Nous faisons le voyage dans la chambre close et nos corps parcourent les espaces dehors. Nous sommes la violence d’un rire pénétrant. Nous cognons. Nous accélérons. Nous sommes un bouleversement violent, répété : depuis l’innocence : et jusqu’à son abandon. Nous sommes tendres : jusqu’à l’abandon. Nous sentons que cela ne peut pas durer. Et nous réalisons la durée. Nous entrons. Nous sortons. Nous débordons. Nous sommes l’incandescence dans ce qui ne va pas durer. Nous entrons. Nous sortons. Nous sommes l’incandescence dans ce qui n’est pas là pour cesser. Nous sommes là.
2A Avance (Guénaël Boutouillet)
Avance.
C’est la campagne qui avance.
C’est nous, la campagne qui avance.
Je suis l’un d’entre nous, je suis chacun d’entre nous – avec aisance.
Car nous constituons un amas, une machine dont sommes rouage, chacun, et tous. Nous sommes très nombreux, nous sommes un, je suis tous.
Sommes rouages identiques, hommes-machines marchant, tous également appareillés. Nous sommes légion en marche, scolopendre ventru, dix cohortes de cinq cent hommes ça en soulève de la poussière, à chaque paquet de cinq mille pas lourds. Et la poussière semble sonore, fumée chantée funèbre, parfois, quand en retrait je, centurion, ferme la cohorte, ou la précède, ou quand, en cavalier exploratore, je la rejoins dans l’air du soir après avoir fureté tout le jour l’alentour, et ne puis m’empêcher d’admirer, craintif, la belle force de Rome. Virtus terrifiante, même et plus encore pour nous, qui en sommes.
Marcher dans une cohorte, en colonnes et lignes serrées de rouages appareillés, est plus que marcher – inclut marcher, et la dureté, l’acide lactique et la dilution intermittente d’un peu du corps et de sa dureté dans la fatigue de la marche ; inclut marcher mais c’est plus. La poussière sonore et l’air tremblé sur les vallons entiers et l’écrasement des sols comme talochés par nos pas, disent la virtus de Rome, représentent, annoncent, nous rouagent : Virtus nous tient nous fait nous porte.
C’est la campagne, c’est nous qui faisons la campagne en mouvement, autour. Notre ombre pèse. Elle s’étire sur des hectomètres, sur notre gauche, au matin. Elle pointe ramassée au devant à midi et rebascule, en symétrique, des hectomètres sur notre droite, au soir. Et tout ce temps durant elle change couleur, et forme, du paysage. Puissance pendulaire. Notre ombre terrifiante est grincement de dents de la virtus de Rome, qui joue du décor à sa guise. Allez vous-en, ombres, dites-vous – et nous continuons droit devant, pauvres fétus, vous écrasons, vous écartons, silhouettes dans du décor, amovibles. Nous allons au devant. Nous traçons. Nous sommes très nombreux, infinité de points, nous sommes un, des points qui agglomérés font un trait, je suis tous. Nous traçons, un large trait, massif, trapu, épais, un large trait qui coupe. Trace, trace, dessine : le paysage. Règle qui monte le monde autour, l’invente. La campagne je la dessine, rectifie et précise, quand je, géomètre, refait le monde, l’écrit pour Rome. J’organise le monde, qui autour de ce trait, fil à plomb, se dessine. Inexistant, avant, barbare c’est-à-dire autre ; c’est-à-dire : rien, négation, avant-texte, sous-couche informe. Rien avant Rome. Et ce trait que je nous trace dans ce rien, découpe, invente la limite, le contour. La multitude des gouttes, sommes. La multitude des hommes fait-elle un empire ? La multitude de moi soldat fait-elle une armée ? Elle fait une flèche, qui posée sur ce monde, l’invente. Le trace.
Allons-nous en, allons, murmure la campagne d’avant, l’inexistante, brimborion, piaillement.
Non, dit notre pas, massif, frénétiquement lourd-et-lent. C’est nous, la campagne, qui avance, qui dessine, trace. Qui marche. Lever, poser, levier, lever : marcher. Et lorsque l’on s’arrête, décalque des opérations : lever, poser, levier, marcher. Quand je, ingénieur, bâtit, pour la nuit, pour deux nuits ou pour le monde à venir. Érige. Monte tentes ou fortins, temporaires – le temporaire aussi lourd à porter pour nos bras mien, qui lèvent, posent, font levier, marchent.
Allez-vous en, disent-elles, craignant la brutale emprise horizontale, quand : repos. Nos sommes dressés, verticaux ou horizontaux, vertical chaque rouage, horizontal leur amalgame indivis. Verticaux puis horizontaux, bandaison toujours prête dès qu’ôtée la cuirasse. L’armure corsète et tend notre virilité. Nous sommes tout angles droits, perçants, dressés, notre corps à chacun convexe, rouages contondants, surplus de la virtus romaine, du trop-plein. Nous sommes un corps armé, excroissance du princeps, bras armé – plutôt : lance au bout du bras armé du princeps, bandé à mort, notre chaleur vous en cuira. L’énergie mécanique libérée par les lever-poser-levier-marcher accumulés, il faut en faire quelque chose, l’employer. Et le viol, à l’occasion, à toute occasion présentée, sert aussi bien Rome, sa virtus fertile, son emprise.
La ligne que nous traçons désigne une autre ligne, celle de la limite nord. Chaque pas vers le limes de Bretagne, vers ce mur d’Hadrien qui contient et propulse Rome, chaque pas nous éloigne de ce qui fut chez nous et, nous en délivrant, des nostalgies, du souvenir, nous rapproche de ce qu’est Rome, dissout notre âme dans notre fonction : limite nord mobile de la virtus de Rome. Je suis celui qui pose les lignes, mon vocabulaire anguleux est une arme de guerre, nos pila, nos gladia, nos legiones, IX Hispana, XX Valeria Victrix, II Augusta sont chiffres contondants, taillés le long de cette horizontale. Notre récit nous dirige et nous fait, général, légionnaire, nous suivons la règlette posée sur la carte.
Je marche, légion. Je dirige la marche, en général, commande à toutes les marches, suit chacun, suit son ombre, je dirige. Chaque goutte du nuage, chaque rouage, j’en suis. Nous la campagne qui avance, c’est moi. Je suis le géomètre, le botaniste, le scribe, le tailleur de pierres, l’exploratore, l’instructeur, l’artilleur, le tanneur, l’armurier, le cavalier, je suis Climax et tous frères d’armes,
je suis chaque cheval et même les animaux domestiques, trainés là pour nourrir nos milliers de bouche, c’est une façon de servir Rome,
je suis chacun, suis général, je les dirige,
je contrôle le bras armé, suis l’âme du corps d’armée, ô général,
tout digne Caesar fut un jour un général, l’ambition n’est pas interdite, la gloire peut advenir, même si (les missions de surveillance, la logistique, l’intendance, veiller à la bonne marche du troupeau, à la bonne santé du cheptel, bientôt au dû versement de l’impôt), la gloire peut advenir mais :
Mais je ne suis rien, qu’un peu, de Rome.
2B Le Pharmacien (Benoît Vincent)
1.
LE PHARMACIEN — Je dis.
Des pelouses partout. Je dis.
Des pelouses partout parce que la pelouse.
Parce que pousse la pelouse.
Par ce qu’elle pousse. Par ce qu’elle dit. Par ce que la pelouse dit. Et que dit-elle ?
Je dis « Que dit-elle ? » Elle dit Ça vient.
Ça vient, ça pousse de partout, ça s’installe. On a posé (sur les étendues) une —|mousse, un —|lichen.
La —|mousse, le —|lichen, ont fait leur travail. Se sont installés des herbes. Une —|fétuque, un —|brome. Et leurs compagnes. Après le caillou, la pelousebrome, la pelousefétuque.
Ça vient. Ça vient toujours, ça ne cesse pas de venir, c’est un perpétuel venir. Tu prends un caillou, tu le laisses aux intempéries, et il travaille. Il avance. Un peu d’ombre, qu’il fait, et ce sont des plantes dans l’ombre. Un peu de lumière qu’il permet, et ce sont des plantes dans la lumière. Un peu d’humidité qu’il conserve, et ce sont des plantes dans l’humidité. Un peu de calcaire qu’il emporte et ce sont des plantes dans le calcaire.
Même les cailloux bougent, c’est ça que je veux te dire. Tu crois voir des étendues, mornes, glacées, désertiques, et c’est un tourbillon de vie qui se prépare.
Même le silence, l’immobile, ils sont déjà du bruit, du mouvement. Il faut toujours préparer le terrain. Cela prend du temps. Tu ne te rends pas compte.
Lorsque tu fais tes bagages, que tu salues ta compagne, lorsque tu prépares ton voyage, tu es déjà (dans) le voyage. Lorsque tu affûtes les armes, que tu déploies les cartes, que tu selles ton cheval ou ajustes tes sandales, tu es déjà dans le combat. Et lorsque tu manges tu dépéris, lorsque tu fais l’amour tu assassines, lorsque tu vis tu meurs.
Et même après. Lorsque tu rentres, lorsque tu reviens, tu es encore dans le voyage, le combat ou la mort.
Viens ! Viens près de moi et observe : observe cette pelouse, cette colline verte, cette prairie grasse, cette étendue et que vois-tu ?
« Je vois des étendues. »
Et que vois-tu ?
« Je vois du vert. »
Précise ta vue, affûte ta pupille comme tu affûtes la baïonnette de ton fusil.
« Je vois… des arbres… »
Bien.
« Je vois des arbres… et des herbes… »
Oui.
« Des herbes plus grandes, des herbes plus petites. »
Voilà.
« Des fleurs… Des fleurs ! Des fleurs jaunes… des fleurs roses… des fleurs blanches et des fleurs bleues ! »
Exact.
2.
Exact : tu voyages et, voyageant, tu apprends une nouvelle langue. Ce n’est pas le monde qui change sous tes pas, c’est ton œil. Ce n’est pas que tu te déplaces, c’est que tu grimpes dans le voyage. Rien ne bouge ou tout bouge, peu importe, mais il s’agit pour toi d’accompagner. Et tandis que le pharmacien parlait à Climax, il semblait à ce dernier que le monde autour de lui s’évanouissait, non pas le monde dans sa réalité, mais le monde dans son actualité, c’est-à-dire les motifs et les figures, les pourquoi et les comment, les causes et les effets, bref l’ornementation que les hommes confèrent au monde par leurs agissements désordonnés. Plus de guerre, plus de voyage, plus de nécessité de faire, plus de femmes ni d’enfants, plus de patrie, plus de politique, plus de soldats éventrés sur les talus, plus de villes pillées par des hordes sanguinaires, plus de plans ni de stratégies, plus de mess ou de headquarters, plus de petits drapeaux plantés sur les courbes de niveau, plus de bataillons, plus de compagnies, plus de corps déchiquetés, plus de papiers brûlés, plus d’explosions ni d’odeur de poudre, plus de musique militaire, plus de pas croisés, de pas chassés, plus de vêtements humides ou de bottes trouées, plus de douleurs, de corps déchiquetés, de peur, de honte, de corps nus déchiquetés, plus de sang, plus de sang, plus de sang Ça vient
C’était comme si les mots du pharmacien transperçaient les pores de peau pour s’installer en lui, dans ses membres et dans son corps, comme une chose acquise, familière des lieux, comme si sa voix résonnait dans sa tête, dans son propre cerveau comme s’il pensait lui-même sans effort, c’est comme s’il n’y avait plus de limite entre la parole de l’un, le corps de l’autre (lui-même) et l’évidence de cette parole et de ce corps — leur synchronie.
Faire que ce qui te semble une fin soit un début. Faire que ce qui sépare embrasse. Faire que ce qui empêche permette. C’est ça que je veux te dire.
« J’ai chaud au cou. »
Détends-toi.
« Je suis… »
Faire du point la majuscule.
« Mais je » Ça vient
3.
Ça vient
C’est une dalle, une paroi, puis Ça vient c’est une pelouse.
Puis Ça vient Ça devient une prairie, puis Ça vient Ça devient une lande et la lande Ça vient forêt. C’est ce geste là, le geste-même, ce mouvement, le mouvement-même.
Au début il y a des étendues, puis il y a des étenduesvertes. C’est fonction.
Regarde l’étendueverte. C’est une pelouse. Une pelouse c’est une étendue de faible hauteur composée de graminées La famille des graminées ou Poaceae (poacées) regroupe les espèces qu’on appelle indifféremment herbes. Les espèces qui composent cette famille sont le plus souvent des herbacées, annuelles ou vivaces, à tige cylindrique et creuse, le chaume. Il y a près de 14000 espèces de graminées Ça vient
Regarde la pelouse : c’est aussi une pelouse calcicole, c’est-à-dire une pelousebrome ou une pelousefétuque, une vaste étendue composée en majorité de deux ou trois espèces. Le mot de Brome viendrait du nom grec de l’avoine. Le nom de Fétuque viendrait du nom latin du chaume. Ces deux genres sont les plus répandus à la surface du continent européen, depuis les pelouses méditerranéennes ibériques ou italiennes, jusqu’aux îles britanniques, en passant par les pelouses continentales autour du Danube. La classe des pelouses calcicole est l’une des choses du monde les mieux réparties. On la nomme Festuco-Brometea du nom des deux espèces indicatrices que sont le Brome (par exemple Bromus erectus) et la Fétuque (par exemple Festuca valesiaca). C’est fonction.
« J’ai chaud. »
Calme-toi.
Et observe, i.e. découpe
Découpe Ça vient, i.e. nomme
Nomme, i.e. porte ou prends,
mais fait en sorte que le continu te pénètre, se fasse toi, se fasse sien en toi, se fasse tien, te fasse, fais en sorte de n’être plus frontière pour rien, laisse-toi envahir, laisse tomber tes résistance, ouvre les portes, brise les murs de ta maison, devient la plante, l’étendue, sois continu Ça vient fais en sorte que le continu Ça vient laisse tomber tes murs que le continu Ça vient porte que le continu Ça vient nomme que le continu Ça vient découpe
4.
INVENTAIRE DU PHARMACIEN
« Pente : 5% Exposition : sud est
Taux de recouvrement (TR) : 85% Hauteur moyenne de végétation (HMV) : 25-30cm
Nous sommes sur une pelouse calcicole d’une superficie de près de 300m2, parsemées de gros blocs de calcaire blanc. Au centre, un cairn un peu plus gros, entouré de dalles lithiques apporte de nouvelles associations (ses alentours ne seront pas pris en compte).
Inventaire de type R3, avec coefficients.
(Commence toujours par les graminées, comme ça on est sûr de ne pas les oublier. Aussi les carex.) »
Bromus erectus 2
Brachypodium pinnatum 1
Dactylis glomerata 1
Poa angustifolia +
Koeleria micrantha 1
Festuca marginata +
Avenula pratensis +
Dichantium ischaemum +
Phleum phleoides +
Briza media +
Carex halleriana +
Carex flacca 1
Carex humilis 1
Carex caryophyllea +
Trifolium pratense 1
Trifolium repens 1
Leucanthemum vulgare +
Lathyrus pratensis 1
Himanthoglossum hircinum +
Anthyllis vulneraria 1
Medicago lupulina 1
Odontites verna +
Ononis natrix 1
Hippocrepis comosa 1
Sanguisorba minor +
Euphorbia cyparissas +
Carlina vulgaris +
Asperula cynanchica +
Daucus carotta +
Salvia pratensis +
Teucrium montanum +
Ophrys apifera +
Ophrys insectifera +
Ophrys pseudoscolopax +
Orchis pupurea +
Orchis militaris 1
Plantago media +
Coronilla minima +
Anacamptis pyramidalis +
Blackstonia perfoliata 1
Thymus praecox 1
Stachys recta +
Odontites lutea +
Knautia arvensis +
Seseli montanum +
Scabiosa columbaria +
Linum tenuifolium +
Helianthemum nummulatium +
Allium sphaerocephalum +
Arabis hirsuta +
« On a donc à première vue (des inventaires complémentaires sont à prévoir) un beau Festuco-Brometea, voilà pour la classe, c’est facile. On est assurément dans le Brometalia, puisque on trouve les principales caractes comme Bromus erectus, ou Festuca marginata, ou même Seseli montanum. La question qui se pose alors, c’est de savoir si on est dans l’alliance de Meso- ou celle du Xerobrometalia. Or on a à la fois plusieurs caractes et plusieurs différentielles du Mesobrometalia et même du Mesobromion, tandis qu’on a une seule différentielle du Xerobrometalia (Trinia glauca), ce qui nous permet de conclure qu’on devra rechercher l’association plutôt du côté de l’Eu-Mesobromion (ce qui n’est d’ailleurs pas anormal étant donné notre climat et sur ces sols relativement profonds et eutrophes). »
5.
« Les Festuco valesiacae-Brometea erecti ssp. erecti Braun-Blanquet & Tüxen em. Royer représentent les pelouses basophiles médioeuropéennes vivaces. Cette classe est constituée par deux courants floristiques qui correspondent à deux sous-classes phytosociologiques : l’un en provenance des zones sub/supraméditerranéennes (Ononido striatae-Bromenea erecti ssp. erecti Gaultier), l’autre en provenance des steppes continentales de l’Europe orientale (Stipo capillatae-Festucenea valesiacae Gaultier).
Les pelouses calcicoles sont un référent important de biodiversité. Elles sont reconnues comme un “habitat prioritaire” par l’Union européenne, et à ce titre, méritent d’être protégées. Elles sont l’un des habitats privilégiés du programme européen Natura 2000. Elles sont un réservoir presque inépuisable d’orchidées, de passereaux, d’insectes. »
« Les graminées ont un rôle économique, nutritionnel et social de premier ordre pour l’espèce humaine. Deirtear gur teanga sont historiquement liées au pâturage, et donc à la sédentarisation. L’homme habite son environnement ; il l’utilise et le transforme. Il n’y a qu’un pas pour admettre que la pelouse est liée à l’invention de l’écriture. (Je pense à An Phéist Charraige !)
Sur la carte du géographe, nous observons une ligne, LIMESTONE GRASSLAND SURVEY, située à quelques encablures au sud de la frontière britannico-écossaise, sur lesquelles ont été signalés de nombreux habitats Natura 2000 (cf. “distribution des SAC”). A d’úsáid siad níos sine ná an tionchar. »
J’ai chaud.
Je ne suis pas habitué à cette chaleur. Je ne suis pas d’ici.
// Ça vient
Je n’ai pas demandé à venir, je suis les ordres. Les ordres me font, fondent sur moi comme un rapace, m’arrachent le
(cœur)
alors que je n’ai même pas levé le plus petit Mais c’est mon métier, il n’y a pas à en rougir, je ne rougis pas de ce qui rougit, je ne dois pas rougir de défendre, de protéger, c’est mon rouge contre votre bleu, je suis de ce côté-ci de la ligne, je suis du bon côté, je suis du côté du général, je suis le général, je suis les ordre
// Ça vient
Je suis le général
Jegénéral ou Généralje ?
Comme le pharmacien me parle Parle le pharmacien Je sens monter en moi un… désir, que n’ai-je jamais réfréné ce désir et suis-je normal ?
Jenormal ?
2C Ombres (Sereine Berlottier)
Nous y voici, ombres
Il y a encore un peu de sang sur vos lèvres, un peu de rose à vos joues. Votre peau n’a pas encore la sécheresse des cuirs mal graissés. Vos bottes sont propres, vos ongles nets. Vous montez droit, fièrement, attrapant d’une seule coulée de l’épaule les fruits qu’on vous tend, et le pain même, la lèvre aussi si vous le pouviez, le gant ôté, vos mains trop douces retenant les rênes
Allez-vous en
Votre fièvre n’est pas la mienne, n’est pas la mienne votre joie, pauvre trace de vos semelles dans les chemins mous, larme sale sur la joue de la paysanne que vous
Pas la mienne, ombres
Cette manière goulue de porter la choppe à vos lèvres, ni votre soif, le souffle usé de vos bêtes de charge, la marque vive qui s’infecte sous le licol et que les mouches seules ont déjà senties puisque
Pas la mienne, ombres
Cette impatience creuse qui fait frémir votre ventre glacé, quand vous rêvez qu’une armée marche sans fin, glisse lentement sous des collines muettes, traverse des forêts sans pièges, sous des ciels sans nuit, relève des traces, traque des lignes, monde grillage, inventaires morts, petits valets géographes et piétaille miteuse et toutes les langues mêlées, empire qu’importe, ces cartes ne sont pas les miennes, pas les nôtres ces lignes à crampons, ces fosses à nues
Vie de brouillard, pas la mienne, ombres
Cette feinte qui dessine un étrange sillon sur vos lèvres
Morsures et mensonges au bout de l’épée je vous vois comme je vois le nuage grossir, poussière et haleine mêlées, vous êtes loin, le chemin tremble, si nombreux et si seuls sous vos paupières sèches, grises, un seul parmi vous saurait me faire hésiter, mais où est-il, marche-t-il encore au milieu de ce nuage de glaise qu’à présent vous formez, cette grande motte qui bouge sous vos bottes, et que m’importe que vous l’ayez déjà dévoré, que l’uniforme ait brisé ses coudes d’enfant et ses joues silencieuses, sa bouche plus nue qu’un trait de crayon, et sa misère, sa peur, et cette façon de dormir jambes enlacées au fusil, crosse au menton
Pas la mienne, ombres
Ni l’attente ni les plaintes d’elles, mains nouées sur tabliers sales, leur abandon, leurs doigts gercés sur des seaux trop lourds, les cruches qu’elles lèvent vers vous, les sourires faux qui griment leurs joues, enfants seuls livrés au jardin, que des morceaux de bois les fassent égaux à vous qui marchez, genoux griffés et fusil à l’épaule, mais s’ils savaient seulement votre monde, votre misère, pauvres farceurs, et pourquoi donc faudrait-il pardonner à ceux qui s’en vont
Allez-vous en, ombres
Traversez le village et disparaissez, suivez le chemin qui s’efface au milieu des vignes, tournez à droite derrière le verger, prenez nos fruits, utilisez notre puits, lavez vos bottes dans la rivière, saccagez nos clôtures si cela vous amuse, choisissez le chemin le plus court et surtout
Ne touchez pas nos enfants, n’effleurez pas nos sœurs, oubliez jusqu’au nom que porte ce lieu et que vous n’avez pas pris le temps de connaître, ne notez rien sur vos cartes, sur vos registres, et qu’il ne reste ici de votre passage que quelques touffes de crins accrochées aux clôtures, les traces que la prochaine pluie enfouira dans la terre, et cette odeur lourde, la sueur d’une armée entière, une sueur fade, inutile, de soldats sans combat, sans cause, mêlée faut-il le dire à ce que nous n’avons pas su retenir, à ce qui a coulé le long de nos jambes sous le coup de la peur et c’est pourquoi
Allez-vous en, ombres, puisque je dis
Nous n’avons pas besoin de vous aujourd’hui, nos mains savent ce qu’il faut à nos yeux, à notre bouche, à notre ventre même et à celui de nos enfants beaux, rien à entendre de ce que vous auriez à nous dire, rien à vouloir de cette aventure à laquelle on vous a fait croire, dont on vous raconte chaque soir l’invraisemblable avancée, berceuse sucrée, dessein parfait, celui que vous croyez déjà voir danser au milieu des flammes qui réchauffent la plaine humide, l’inutile déclinaison de votre destin pauvre, ni ces pays, ces fleuves, ni ces forêts insensées, ces métaux inconnus, ces fleurs opaques, veloutées, dangereuses, dont vous nous feriez le dessin pour nous attendrir, pauvres rêveurs, sinistres cloches, vos pieds gelés sous la tente et ces morceaux de souvenirs que vous échangez chaque soir comme des cartes sales, cornées, avec leurs figures que rien ne distingue, l’herbier sec de vos ritournelles, offrandes mortes, et qui sont les mêmes pour tous
Allez-vous en, ombres
Car déjà ceux du début ont disparu dans la plaine, ils ne retiennent plus leurs chevaux, savourent d’avance les moutons qu’ils nous ont volés, cherchent des yeux la prochaine clairière où camper, sonores, vantards et chantant faux, fouettant les branches, effrayant les oiseaux, leurs dos de petites briques flottant au-dessus des herbes, heureux de marcher en cadence au milieu du monde, impuissants à quitter la colonne, à écailler le rang, poissons fidèles, troupeau gelé, épaule contre épaule comme si le soir n’allait pas venir, comme si la nuit n’allait pas tomber sur leurs visages nus, les séparant d’un trait comme le couteau enfoncé dans le fruit, alors les souffles, un à un et pour chacun seul, quand viendrait l’heure
Allez-vous en, ombres
2E Nous sommes le fil de l’histoire (Marc Perrin)
Nous sommes le fil de l’histoire. Nous quittons les lieux où nous avons vécu. Nous quittons les lieux où nous avons aimé. Nous aimons les lieux où nous sommes. Nous cessons de les aimer. Nous traversons de nouveaux lieux. Nous connaissons les sentiments opposés : amour / haine, confiance / peur, attachement / fuite. Et nous traçons un chemin par lequel nous disparaissons chaque jour un peu moins. Nous traçons un chemin par lequel nous disparaissons chaque jour un peu plus. Nous traçons un chemin par lequel apparaissent les corps de ce que nous devenons. Nous traçons un chemin par lequel apparaissent les corps que nous rencontrons. Nous sommes : en marche vers un corps sans fin. Chaque jour. Nous précisons les contours de notre monde. Chaque jour. Nous les redessinons. Chaque jour nous changeons la forme du monde. Chaque jour : nous changeons la forme de nos corps. Nous modifions les perspectives. Sans cesse. Nous modifions le parcours. Nous modifions la fin et le sans fin. Nous modifions la marche et nous défaisons la fin. Nous défaisons le sans fin. Nous marchons : dans l’espace proche. Nous le dépassons. Nous avançons dans le lointain. Nous faisons de nos corps un monde au contact des autres corps. Nous faisons de nos corps un monde plus précis, plus vaste, moins repérable. Nous avons, chaque jour, un peu moins besson d’apparaître. Nous sommes, chaque jour, chaque jour plus loin. Chaque jour plus proche. Nous avançons. Nous ne craignons plus de perdre. Nous avançons. Nous apprenons à nous parler par la marche. Nous apprenons à parler aux corps que nous rencontrons. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous regardons et nous touchons ceux que nous croisons et ceux qui nous croisent nous touchent et nous regardent. Nous nous parlons dans des langues étrangères et sans comprendre ce que nous disons, nous regardons et touchons les corps étrangers comme les corps familiers : avec en nous la langue étrangère. Nous sommes : les corps de langue étrangère et nous approchons. Et nous ignorons ce que recouvre ou dévoile une langue étrangère quand elle touche à ce point là les corps. Nous ignorons ce que recouvre ou dévoile un corps étranger quand il se fait à ce point-là incompréhensible mais que nous le rencontrons. Nous défaisons. La maîtrise des langues. Nous défaisons. La maîtrise des corps.
Nous vivons hors de nos corps dans les espaces des autres corps. Nous parcourons les espaces et nous les relions entre eux. Nous sommes nombreux. Innombrables. Nous comprenons à quel point nous sommes nombreux par l’immensité de l’espace que nous parcourons. Nous sentons l’immensité dehors, nous sentons l’immensité dedans : modifier nos corps. Mais nous continuons d’ignorer à quel point l’espace existe sans nous. Nous continuons d’ignorer à quel point ce que nous devenons agrandit le monde. Nous sommes : les corps d’un monde inexploré. Nous sommes : les corps d’un monde en expansion. Et nous avançons. Nous traversons les espaces. Dans l’ignorance qui nous fonde, nous avançons. Dans l’ignorance qui nous bouleverse. Nous sommes : en train de naître et de croître. Sans cesse. Nous sommes : un corps dont le déplacement amplifie l’énergie. Chaque jour. Mouvement de l’histoire par la sensation d’un déplacement qui dépasse. Chaque jour dépassés par le mouvement, nous arrêtons de penser, nous oublions de comprendre. Nous sentons que nous débordons et que les bords de notre monde ne sont là que pour être défaits. Chaque jour, nous sommes plus loin. Chaque jour, nous sommes plus proche. À chaque instant, nous amplifions le mouvement. Nous avançons. Nous respirons. Nous chantons. Nous braillons. Nous sommes en train de naître et de croître. Nous sommes les particules d’un monde en expansion. Nous faisons l’expérience du vertige : dans la durée. Nous sommes en marche dans un monde dont le vertige accélère chaque instant de nos corps. Nous avançons.
2F Général Instin (Nicole Caligaris)
Je blanchis dans la plaine, l’emprise sous mon crâne, les bornes infiniment reportées, notre fatigue en manteau, nous tournons à l’intérieur d’un temps dont le compte est passé, il nous faut voyager sous notre couverture. Nous aurions voulu la culbute, elle ne nous a pas admis entre ses cuisses, dans les soufflets de son envie, la terre est restée plate, toutes les ambitions reportées en circonférences dont les arcs ne se referment pas, nous tournons, portés, couverts de notre fatigue, sur nos visage le soleil a changé d’éclat, il nous a fait blancs, il nous a fait gris et j’ai franchis la ligne de mes forces ; et les sirènes, comme je ne les aurais pas conçues, se sont soulevées de la route entre mes pas pendant que le désastre plombait le ciel, je suis passé dans cet état de conscience, dans cet état sans corps, départi, tremblement, logé dans les derniers replis de mes possibilités, avançant encore, avançant sur les crêtes de l’oscillation, sur les zèbres de mon appareil, de mes nerfs, sois le ciel, avançant, couché, abandonné par mes convictions, bercé par les sirènes montées de sous la terre, avec leur face pas regardable, leurs yeux moqueurs, leurs plumes dans la tignasse, leurs cailloux en bouche qui produisent ce bruit de ruisseau là où il n’y a que du sable, leur peau incrustée de coquilles, leur bouche comme un creux, leurs lèvres armées de cerceaux, enflées, brunes, leur bouche qu’au bout d’un certain âge rien ne parvient à fermer, leur face ouverte sur ce trou aux parois où l’eau ruisselle alors que le soleil sèche tout, je suis dans cet état dont s’est retirée l’horizontale, dont s’est retiré le lointain, dont s’est retirée la promesse, mon corps au-delà de lui-même, est entré dans un autre élément, dans un paysage que l’abstraction travaille, dont les couleurs ont pris une vigueur polaire, je suis tout aux transferts d’oxygène à l’intérieur de mes vaisseaux, je suis à leur voyage dans le sang de mon père liquidé en moi, je suis introduit, tout à ma combustion, à ma matière en cendres, tout à l’effondrement, à l’écrasement de mes espaces intervertébraux, je suis tout à la marche, tout aux métamorphoses de mes organes pour tenir, acéphale, jumelé avec tant d’autres, confus en eux, retourné, je suis au temps, sous la patience, conscient qu’il faudra épuiser l’étendue de la plaine.
Sur le sol que notre chaleur n’a pas soulevé, les vachers se sont construit des abris. Et les branches mortes qu’ils ont croisées arment les flèches dont le signe ne nous est pas d’un grand secours, que nous nous employons à défaire pendant que l’éclair retourne à la nuit, c’est comme ça que nous doublons le temps pour nous avancer, légers de nos arrières, appelés par les sons dont la fréquence change, ouverts, déroulés dans le développement de la plaine, dans cette prairie où chaque pas est le premier.
La fatigue avance à ma place, le terrain n’aide pas. Mes muscles ont pris racine, c’est le sol que je transporte dans mes cuisses, non seulement le sol qui m’a vu naître mais celui que j’ai parcouru depuis que je suis parti, toutes ces unités de sol, toutes ces mesures géographiques, je les ai dans les cuisses et avec ce sol ancien, sur ce sol nouveau qu’il faudra bien franchir, je tenterai chaque pas.
Aucune complicité entre la matière et le souffle sinon que je suis au milieu, dans l’ouverture que j’ai produite en avançant et le corps qui me suit à la nage forme notre différence et la détruit. Et dans le sirop qui lui sert de milieu et qui me sert de terre, nous tâchons tous les deux de composer une marche d’accord, une marche qui fasse avancer l’heure et que nous avons rêvée scintillante, choquée de clacs, délestée du dégoût , marche cinglée qui nous allume, j’ai vu se dresser des sirènes, la peau incrustée de cailloux et j’ai vu des garçons qui n’avaient pas quinze ans chevauchant la monture de prix de leur père, piquer des talons, siffler, partir, revenir et repartir pour le plaisir de le faire, pendant que j’avançais à pied, que mon paquetage ficelé sur deux perches que j’ai croisées dans mon dos, je faisais, moi l’attelage de ce nageur noir qui se ramasse et qui grandit dans la marche avec moi.
Et quand je m’assois au milieu de cette herbe dont je ne connais pas le nom et que les animaux traversent, poussés par les chiens domestiques, pour le gras de leur viande, pour le lustre de leur poil, de leur peau, quand je m’assois par terre, exactement là où ils plongent le mufle, dans la même molle moiteur que leurs sabots enfoncent, quand je m’assois n’importe où, puisqu’il n’y a pas de relief, dans cette prairie, ni pierre, ni arbre digne de ce nom, ni ombre, quand je m’assois par terre pour entendre la langue que ma mère m’a parlée, je chante quelque chose qui fait monter vers moi les enfants des roulottes.
Je formerai le relief de la plaine, je serai la contrariété de ce sol qui nous porte pour nous coucher. J’ai quitté mes bracelets, mon pas a une mesure et une hésitation à lui. J’avance, inventant ma nature, rendu silencieux par les langues incompréhensibles dont je passe les fréquences, je vois se lever les enfants qui clignent des yeux, dont l’élan, pour rien au monde ne passera l’impalpable limite qui les met à l’abri de moi.
Animal sur le sol sans bornes, j’avancerai à tâtons, comme mes paumes appuyées devant moi sur le vide pourront me le permettre, guidé par mes mains, je détruirai en le faisant l’idée de ce voyage, je voyagerai, diminué au midi, grandi au soir, à chaque pas différent de moi-même, je voyagerai sans voir, formant de mon pas la distance, l’espace, sur ce sol trop proche du ciel et trop semblable à lui, je tiendrai dans l’angle étroit de mes deux jambes l’étendue trop plate pour qu’aucune ruse y soit possible, ma main accordée à l’espace, mon pas hésitant et ma face tendue vers la chaleur, j’avance dans les déchets des campements éphémère, sur les lisières de leurs cercles où l’herbe s’est couchée, sur les sentiers imperceptibles que les enfants ont creusés à force de courir, j’avance sur toute la durée de la plaine dont les directions ne sont pas compatibles.
C’est dans l’attente que sont les forces du voyage. La langue ne nomme rien, n’appelle plus, ne rappelle rien, renouant avec la musique, la langue renonce à son pouvoir.
Puzzle de ma conscience à qui donner des yeux, dans ce paysage, et où porter ces yeux ? Je veux le voyage et tout ce qu’il dissocie de stable, je veux l’effondrement des poutrelles, des structures, des aciers, je veux l’amplitude des tables, des toiles tendues, des géométries, je veux les souffles que les draps baisent, leur métamorphose en flottements, je veux la solution des règles qui sont exprimées dans une langue dont elles tiennent fermement l’héritage, je veux que ça patine et que la plaine n’accroche rien de mon départ, qu’elle ne sache pas me saisir, qu’elle me laisse, que le voyage ne sache rien de ce que j’ai en bouche, qu’il n’en puisse rien admettre et c’est ce qui me rend muet, ce désir, je veux ce retournement dans ma bouche, que plus une parole n’arrive à terme, que tout redescende se poser sans passé, musique du larynx, jeu inouï de la glotte humaine, ce que les enfants peuvent tenter de sons qui ne diront rien à personne, je veux qu’entre les étais les espaces ne soient pas comblés, qu’ils vibrent, que le végétal y pousse, je passe par la mine dont le désastre est ancien, dont la croissance à nouveau profite.
Quelle que soit la fatigue, il s’agira de liquider la plaine. De ses déclivités, de ses effondrements naîtront les poussières du sol, ses scintillements, ses ombres, le basculement de ses plaques.
Il me manque tout pour devenir et en particulier une ombre. À chaque pas, l’appel du blanc où va falloir disparaître, confusion de toutes les hauteurs, je passerai l’ouverture, la terre écarte le premier pas du second et sa vitesse de rotation fait tous nos récits courbes, impossibles à raccorder proprement. J’aime cette campagne que l’herbe fait trembler, que le vent protège des campements trop stables et du commerce des sédentaires. dont les bâtiments captent la flèche aimantée des désirs plutôt que l’horizon vers lequel je me tourne. Le vent qui ne s’est pas levé, je le sens se former entre mes sinus. Je serai le point de tension que tous les troubles espèrent, que les colonnes coupent, que les lignes fuient, que les esprits cherchent, ils sont nombreux dans la plaine, nous sommes nombreux dans la plaine, rendus imperceptibles par attraction, confondus.
Je retourne au monde sans date de naissance, balancé entre ce que je viens de céder et ce que je n’ai pas encore touché, ce que je ne toucherai pas, je suis une effusion, dans cette plaine que le soleil consume, même épuisé par l’air que mes poumons n’acceptent pas, c’est moi, je me déclare aux prismes, aux arcs trahissant la lumière, je me déclare aux spectres que ma traversée fait surgir, aux rayons rétablis, accélérés par les agacements des mouches, je me déclare, quelle que soit la forme de mes jambes, sans maison, livré à l’herbe dont la couleur n’est pas plus certaine que celle de cette mer intérieure dont tout est parti et à quoi tout revient. Surtout la guerre. je me déclare aux forces anciennes qui ne bougent pas d’ici, entre lesquelles nous passons, nous devons passer, qui nous contrarient, qui nous soulèvent, qui nous entraînent, qui nous écrasent, qui nous restaurent et nous n’y pouvons pas grand chose. Je me déclare, déjà disparu, pour être admis dans la prairie, pour être admis dans les forces qui logent là, admis dans l’ordre de grandeur de cet espace et admis dans son nom.
Je ne marche pas le premier, ici, je suis le dernier, je liquide, je liquide toutes les étroitesses en franchissant cette plaine pas à pas, je liquide l’écartement, l’étranglement, je liquide entre deux yeux, je double, je fous la vision dans la vue.
Ma main au repos, sans outil départie de ses habitudes, je m’en remets à mon œil, à mon oreille, je suis une sacrée différence, ici, une condition du paysage, j’en suis à moi tout seul la dépense, la lumière faiblissant, la matière enfoncée, sillonnée, jamais indemne des événements qui la travaillent et je blanchis, dans cette plaine.
3A Les hommes bleus (Benoît Vincent)
1.
Ces peuples peints en bleu ne nous impressionnent pas. Peuvent-ils ériger leurs pierres à peine martelées ? Le membre d’Auguste transpercera ces fœtus sans peine ! Nos pila piétineront leurs herbes ! Nous brûlerons leurs gras moutons ! Nous prendrons leurs femmes dépeintes !
NOUS AVONS GARDE L’OS !
NOUS AVONS TRAVERSE TOUTES LES TERRES DU MONDE !
NOUS VIVONS ENSEMBLE !
NOUS ADMIRONS L’EMPEREUR ET NOUS CHERISSONS L’EMPIRE !
NOUS AIMONS LE SENAT ET NOUS AIMONS LES PETITES PUTES DEPEINTES !
D’ailleurs ils nous amènent des vivres, nous échangeons des babioles, vois César ! Vois César comme ils s’assujettissent, vois comme ils s’acculturent ! Vois César comme leurs femmes resplendissent de nos semences, et leurs landes de nos champs de céréales !
NON ! Ne pleure pas, ô César, ce n’est que la dent de la civilisation qui mâche le bάrϐaroS ! Ne pleure pas, ô César, ce n’est que ta main qui balaye toute rébellion ! Ne pleure pas, ce ne sont que tes fils qui engendrent d’autres fils pour toi ! Ce ne sont que tes fils qui ensemencent leur terre ! Nous ferons taire les séditions ! Nous mâterons les révoltes ! Nous comblerons les brèches ! Nous brûlerons et civiliserons ! Nous viendrons à bout des Pictes, tout peints qu’ils puissent être !
Oh nous n’aimons pas la couleur bleue ! Et ils se peignent en bleu ! Les fous ! Les bάrϐaroS ! Oh nous ne somme pas là pour rigoler. Nous vaincrons, ô César, nous bâtirons, porterons la république jusqu’aux frontières de l’Empire !
Nous sèmerons la paix ! Nous amènerons l’amour ! Nous sommes portés par la volonté des dieux ! Nous sommes portés par la volonté d’un homme devenu dieu ! Notre foi est plus dure que leurs pierres et nos murs plus féroces que leurs landes !
2.
J’ai chaud. Il pleut sans cesse, et comme l’eau empêche l’eau, le feu gène le feu, notre nombre obstrue notre nombre. Nous ne voyons personne, les bάrϐaroS, les Sauvages se sont réfugiés dans des montagnes lointaines, des forêts. Nous avons ordre poser (et défendre) cette ligne. Seuls quelques Sauvages ont établi des espèces de village au pied de nos forts. Des huttes, des cases ! Nous vivons en paix, dorénavant. Et j’ai repris mes activités civiles.
Je lève des cartes pour l’Etat. Avec l’aide d’une équipe, je parcours la savane et je note ce que je vois. J’ai noté que le pays avait changé. Autour de la ligne très sensible de l’Empire, frontière de la civilisation, de la démocratie, du monde intelligible et positif, les maisons ont adouci la lande.
Des champs sont apparus. Des insectes suivent les herbes. Des oiseaux, les insectes. D’autres animaux permettent des chasses. Et nos arbres fruitiers, bien qu’affaiblis par la rudesse du climat, nous autorisent des récoltes de fruits. J’ai planté une vigne.
Je cartographie ces terres désolées, et c’est une rude tâche, car ici tout est plat. Mon collègue nègre arpente avec moi le pays. Le pharmacien, officier de santé, nous accompagne. Il s’est entiché d’une espèce de prêtresse qui cueille aussi des plantes. J’ai noté que sa langue avait changé. Nous avons toujours eu du mal à accéder à son langage de haute érudition (comme il vole au-dessus de nos misérables têtes !), certains passages sont à présent totalement incompréhensibles. Le pharmacien a reçu de l’administration territoriale le privilège d’ouvrir une officine de pharmacie. Pour commémorer sa création, notre collègue a obtenu de l’Office des Postes l’émission, le 26 juin 1838, d’un timbre d’une valeur faciale de 800FCFA. C’est un honneur insigne et l’irréfutable preuve de la haute estime en laquelle l’Etat et son Général en Chef nous porte et notre mission incomparable.
Dans nos excursions, nous ne croisons guère que des moutons. Et plus aucun visage peint.
Ceux d’ici qui nous accompagnent ont lavé leur peau. Ils ont comme qui dirait enterré la hache de guerre. Certaines de leurs femmes sont très sensibles à notre science, à notre savoir.
La surprise de notre arrivée — l’absence presque totale d’écrits dans ce peuple ignorant leur avait fait oublié la présence du grand Agricola ? — a fait place à une plus sereine collaboration. En échange de la paix retrouvée (on dit qu’avant nous, ce n’étaient que guerres fratricides et luttes intestines pour le pouvoir), les Sauvages nous offrent des viandes, des lainages, des laitages, des herbes rares, des genres de cervoises et les chefs de tribu n’hésitent pas à nous présenter les plus beaux spécimens de leur jeunes garçons et de leurs jeunes filles. Bien sûr nous nous mesurons. Nous refusons souvent. Leur insistance est presque dérangeante. Alors nous acceptons sous notre toit un bienheureux, un élu ^^, qui bénéficie ainsi de nos grâces et notre bien-être. Nous ne pouvons appeler esclaves ces petits protégés, tant l’émulation est profonde, et depuis dix années que je suis ici, principes et triarii élèvent leur nouvelle progéniture dans le respect des lois de la patrie.
3.
Nos ingénieurs, nos techniciens, testent sans cesse de nouvelles formules, des schémas, des machineries, des potions, des méthodes d’éducation, des méthodes de culture, et s’il n’y avait ce temps impossible, ce foutre de temps, cette pluie perpétuelle, nous jouirions sans doute d’une douceur très voisine de celle de notre capitale chérie.
A présent nous avons traduit la carte en réel : fini le temps des étendues grises et sans nom, sans queue ni tête, sans début ni fin ! Finies les landes infinies ! Fini le no man’s land ! Fini le terrain vague ! Fini le lieu sans lieu, le pays des monstres et des épices ! Nous avons rationalisé, positivé tout ça ! Fini le pays imaginaire !
Nous avons rendu le monde à la carte : là où nous placions un avant-poste ou un barrage sur le papier, à présent il s’y trouve ; les lignes que nous avons dessinés à grands traits, emportés par l’excitation, divisant le vide en régions, et ramenant la région à un nom (et le nom à un propriété), sont à présent des routes, des limites de géomètres, des lots, ou des espaces à lotir.
Là où la carte exprimait nos désirs, traduisait notre logique, la Raison positive et, peu s’en faut, l’épiphanie même du Seigneur faite terre, aujourd’hui tout ceci se présente en vérité. C’est comme si nous nous mouvions dans un écran en trois dimensions, comme si on pouvait se faire mouvoir des photographies. C’est comme si le monde devenait un programme, une équation, une phrase émise de l’Intelligence Générale.
Nous étions ailleurs : nous sommes chez nous. Nous étions encerclée d’obscurités, de sauvagerie, d’inintelligible, nous accédons au monde des idées. Ah Dieu ! Nous quittons la Caverne !
Nous étions encerclées de hordes barabres, de hardes sauvage, de cris, de gémissements, de stupre, d’obscénité et d’indécence. Nous avons amené la culture.
La carte est un livre. Nous avons appris au pays à lire.
4.
La carte est une machine à remonter l’espace.
5.
Nous avons pacifié la zone de combat. Nous avons ensemencé la lande gaste. Nous avons développé les peuplades avares et chiches.
Nos armes ne servent plus qu’à la chasse, ou à la lutte, ou à des expéditions éclair qu’on ne peut sérieusement assimiler à la guerre. Nous attendons.
Mais qu’attendons-nous ? Quand l’Empereur viendra-t-il nous rencontrer ? Quand daignera-t-il embrasser l’effort de notre guerre ? Quand pourrons-nous jouir d’un juste repos ? Quand pourrons-nous imaginer que notre tâche est accomplie ?
Nous avons repoussé les frontières de l’obscurantisme. Nous avons repoussé les limites de l’Empire. Nous avons grandi nous avons grandi la pays. Nous avons créé le pays. Nous avons fait les touristes, avons acheté ajouté augmenté attribué apprivoisé amadoué accompagné aiguillé animé arrangé amélioré arboré adouci assoupli assoupi assis anobli bivouaqué bâti brandi bombardé bouleversé cité créé crayonné campé cultivé constellé cultivé catéchisé changé complété chamboulé conduit construit converti convoyé convaincu conseillé commué chaperonné commis civilisé croqué dessiné décrit découpé dépeint dénommé désigné déguisé dégrossi déformé dirigé domestiqué demeuré dépisté disséminé dénaturé dompté discipliné dressé divinisé établi élu élevé enjoint éduqué enseigné enfanté enfoncé érigé édifié exhorté escorté emmené entouré esquissé ensemencé épandu fleurdelisé fixé fait fondé formé figuré façonné flanqué guidé gagné gardé gouverné habité habitué hanté humanisé incité indiqué inscrit instruit induit innové profilé installé institué intitulé joint levé logé mené majoré métamorphosé monté modifié maintenu orné occupé peuplé préconisé promu piqué placé planté posé posté poussé parsemé propagé porté persisté qualifié résidé rectifié rallié raisonné recommandé répandu reboisé repiqué situé replanté sélectionné surnommé saisi semé suggéré subsisté stationné séjourné siégé surveillé suivi soumis tracé titularisé transformé transmué transmuté tenu et villégiaturé vécu et vaincu.
Nous sommes venus, avons vu et vendu. We did what we were told we bought and sold.
Où es-tu ô César, ou est l’Empereur, notre Général Impérial ? Notre Géniale Institution ? Notre Grave Intelligence ? Notre Grand Inspirateur ? Notre Garant Inflexible ? Notre Gentil Initiateur ? Quand serons-nous remplacés ? Nous attendrons. Nous attendons. Nous attendons depuis longtemps. Mais l’Empire est grand. L’Empire est bien trop grand. Général assidu de ses frontières.
3B Puissance et Pouvoir (Marc Perrin)
Nous / sommes quelques milliards de corps plus ou moins définissables. Nous formons une assemblée. Nous disons que dans cette assemblée il existe deux sortes d’individus. Nous décidons d’employer le mot individus. Nous affirmons qu’il existe la sorte un et la sorte deux. Nous comptons : un : la sorte qui veut le Pouvoir. Nous comptons : deux : la sorte qui ne le veut pas. Nous comptons parmi la sorte qui ne le veut pas : un : ceux qui veulent bien vivre dans le Pouvoir de la sorte qui le veut ; deux : ceux qui veulent vivre par la Puissance.
Vous / dites que la Puissance s’oppose au Pouvoir. Vous dites que parmi cette assemblée de quelques milliards de corps plus ou moins définissables : il y a ceux qui font, ceux qui ne font pas, ceux qui affirment qu’ils font, ceux qui n’affirment rien, ceux qui se dissimulent, ceux qui vivent au grand jour, ceux qui affirment vivre au grand jour, ceux qui acceptent de vivre dans le Pouvoir de la sorte qui le veut, ceux qui acceptent de vivre dissimulés dans le Pouvoir de la sorte qui le veut.
Ils / disent que vouloir le Pouvoir signifie vouloir le prendre ou le garder.
Vous / dites vouloir vivre dissimulés de vous dans l’action même de vouloir prendre ou garder.
Nous / disons que la guerre a lieu entre ceux de la Puissance et ceux du Pouvoir.
Ils / disent que la Puissance n’est satisfaite d’aucune fin
Vous / dites que le Pouvoir est prêt à tout pour obtenir la sienne.
Nous / disons que ce prêt-à-tout est un prêt à tuer.
Vous / dites que ceux du Pouvoir font de la fin une victoire.
Ils / disent qu’ils sont du côté de la mort.
Nous / disons que ceux de la Puissance ne connaissent ni la fin ni la victoire.
Vous / dites que vous êtes vivants car nulle fin ne vous porte.
Nous / disons que ceux de la Puissance tremble de joie.
Vous / dites que ceux de la Puissance tremble de terreur.
Ils / disent qu’ils réaniment la vie. Ils / disent qu’ils ouvrent les corps à ce qui libre en chacun d’eux défait la victoire de la mort. Ils / affirment ce qu’ils sont. Ils / dévoilent leurs visages. Ils / ouvrent leurs corps. Ils / regardent le ciel pour savoir s’il va pleuvoir, pas pour savoir d’où ils viennent. Ils / disent qu’ils ne viennent pas. Ils / disent qu’ils sont là.
Nous / marchons sur la terre ferme. Nous / bâtissons des navires pour traverser les océans. Nous / aspirons à connaître un mouvement par lequel vivre hors de nous-mêmes. Nous / parions pour la justice dans la liberté.
Vous / dites que vous êtes conscients du caractère inachevable de la réalisation d’un tel mouvement. Vous / défendez l’idée de la conscience. Vous / savez que toute perspective de concession à l’idée de la conscience participe de la guerre que vous menez en vous-mêmes et hors vous-mêmes.
Ils / tremblent sans joie d’avoir à mener cette guerre. Ils / tremblent de faire l’expérience de cette guerre en en passant par la joie. Ils / commencent à ne plus penser en terme de guerre. Ils / craignent d’en devenir fous.
Nous / passons par la joie. Nous / tremblons dans la joie. Nous / formons un corps inédit où coïncident Ils, Vous, et Nous.
3C D’où (Benoît Vincent)
Quel est ce lieu ?
Comment l’habiter ?
Quel est le lieu ? Le lieu d’où je dis. Le lieu est là d’où je dis. Quel est le lieu d’où je dis ? Comment habiter le lieu où je dis ? Comment envahir ? Il n’y a pas de doute. Je dis. Il y a. Je dis, et il y a. Quel est le lieu où il y a ? Où est le lieu qu’il y a ? Qu’y a-t-il, d’ailleurs ? Qu’y a-t-il d’ailleurs, il y a ?
Comment habiter
l’inconnu ?
l’invisible ?
l’innommé ?
l’indicible ?
Comment dire, nommer, voir, connaître… l’inhabitable ? L’hostile ? L’étranger ?
Il n’y a pas de doute possible. Mais il y a la violence. La violence quand je parle.
La violence de la parole, c’est lorsque je dis (et d’où je le dis) ce qu’il y a. La violence de la parole c’est du langage à l’œuvre.
Qu’est-ce que du langage à l’œuvre ? C’est quand je dis “je”. Quand un dit je, il annexe un territoire.
Qu’est-ce qui m’épouvante dans le langage ? C’est quand un territoire devient je.
Je ne veux pas de je.
Je ne veux plus de je.
Ces plantes ne sont généralement pas ramifiées, sauf au sol, où l’on observe un phénomène de multiplication des tiges, qui conduit à la formation de touffes caractéristiques. Ce phénomène se nomme le tallage.
C’est la violence que je parle.
Soit un lieu neutre, une étendue. Une étendue inerme, inerte, un grande étendue indifférenciée. Une lande ou une pelouse. Il n’y a pas d’arbre pour la soutenir. Pas de ville pour la contenir. C’est désert.
Et c’est vert.
Je traduis mon expérience qui est celle de l’apprentissage d’une langue.
Je ne dis pas que j’ai mieux connu le monde, l’étendue, la pelouse, après.
La pelouse, après.
Je ne dis pas que j’ai mieux connu le monde, l’étendue, la pierre, la paroi.
J’ai appris des mots, qui désignent des éléments de ce grand indifférencié. Je n’ai fait qu’ingurgiter du lexique, du dictionnaire. J’ai séparé du vert et du vert. J’ai séparé la pierre et la paroi. J’ai séparé. J’ai séparé le vert de la pierre du vert de la paroi.
Aussi j’ai habité ici. J’ai bâti, tracé, délimité. Posé un outil ici. Chassé une ronce là. Mue la pierre, et remuée. Remué encore. Et balayé l’ensemble.
J’ai crée des zones, des sections. Des couches. Rastérisé. Masterisé. Irisé l’espace, hérissé des bordures, hissé des clôtures, rehaussé le talus et creusé le fossé.
J’ai fait de l’espace, l’espacé. Du neutre, l’orienté. Du vide, l’occupé. Du sauvage, le civilisé.
J’ai habité.
J’ai aimé une étrangère. Une langue étrangère. Moi aussi j’ai couché avec la femme bleue. Je n’ai pas tellement fait exprès. J’aurais préféré ne pas. I would not prefer to. Comme elle disait dans sa langue.
J’ai eu peur de coucher avec elle. Effectivement, quand nos corps se sont séparés, le miens portait ses traces bleues. Mon corps était comme brûlé de sa chair. Ma peau portait les brûlures de son corps. Mon corps portait la trace de son amour.
Je n’ai pas tellement fait exprès. L’eau, qui est si abondante dehors dans sa multitude fouettant, c’est une denrée rare dedans, dans notre enceinte.
Pas d’eaux enceintes.
Pas d’eau rassemblée, mais la multitude des gouttes. Comme la multitude des épis ne fait pas un végétal. La multitude des hommes fait-elle un Empire ? La multitude des soldats fait-elle une armée ?
Pas d’eau, pas possible de laver, de laver l’affront que les dieux me faisaient.
Je n’ai pas tellement fait exprès. Elle se tenait là. Je dis Elle se tenait là. Je dis Elle qui regarde vers moi avec insistance. Je dis Moi ordonner que regard baisse. Et puis après. Je dis.
Et puis après… comment habiter là qui est loin ? Comment habiter le loin ? Ce n’est pas possible. Et Eros… Comment habiter là qui est l’étendu verte, indifférenciée ? Comment habiter la lande ? Comment habiter l’étendue partout ? Comment habiter une langue étrangère ? Comment habiter une terre étrangère ?
Une langue étrangère.
Une langue peut-elle être étrangère ?
Qu’est-ce qu’un langue étrangère ? Il n’y a pas de langue étrangère. Il n’y a que la langue, il n’y a que l’étranger.
En disant, je n’ai jamais que reconnu le monde, l’étendue.
Comment habiter le βάρϐαρος ?
La pelouse.
La campagne.
Dompté de haute lutte ce vocabulaire, ce lexique.
BROMUS ERECTUS HIERACIUM PILOSELLA BRIZA MEDIA…
Cherché à comprendre : qui parle ? Qui parle ici ? Quel est l’étranger qui parle ici ? Et d’où parle-t-il ? Ici ? Là ? D’où ?
Avec patience, j’ai posé des différences, des piquets, comme on aligne des croix, comme on pose des chiffres romains sur une feuille ou des lettres grecques. Comme on aligne des pila. Comme on aligne des fétus.
Comme on ajoute des croix aux murs des prisons.
Comme on ajoute des croix sur les carlingues des vaisseaux.
Comme on jalonne la via de croix pour chaque βάρϐαρος arraché à sa vie, à sa terre, à son brouhaha indifférencié, à sa pelouse, à sa campagne.
Connaître c’est reconnaître.
Leurs fleurs sont les plus simples qui soient. S’étant abstraite du recours aux insectes, elle se passe de la couleur. Faisant confiance au vent, elle est réduite au minimum (en taille comme en composition). Les fleurs, ou épillets, se rassemblent en une inflorescence appelée épi.
Et si on s’arrête au langage, on en vient à oublier le lieu d’où
On en vient à effacer le lieu d’où
On ne regrette plus le lieu d’où
On s’installe. On campe. On creuse une tranchée et on attend. On attend de reconnaître, dans le brouillard, dans le vert glauque plein des rosées froides de la nuit, le βάρϐαρος.
D’où
D’où
D’où
D’où
Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
J’ai dit.
Que cherches-tu, βάρϐαρος ? Que cherches-tu à fuir, chez toi, toi qui oses parler ta langue devant moi ?
Quelle langue veux-tu affronter, en venant ?
Tu ne mérites pas que l’on t’écoute, car tu ne parles pas d’ici.
D’où parles-tu ? Quels sont ces poèmes que tu chantes, ces listes que tu ériges ? Ces murs dont tu rêves ?
Quel est ce feu sacré que tu préserves ? Quel est ce sang que tu me refuses ? Quel est ce sperme qui ne s’écoule pas ? Quelles sont ces larmes qui ne mouillent pas ?
Il faudrait sacrifier nos femmes à ton autel ? Nos terres à ton soc ? Nos chants à tes livres ?
Plutôt mourir.
Qui es-tu étranger derrière le mur ? Et pourquoi le bâtis-tu ? Ne vois-tu pas l’étendue sauvage, indifférenciée ?
Le grand brouhaha n’est-il pas plus touchant ?
Que crois-tu reconnaître dans ces herbes, et ces chaumes ? Dans ces ruminants maigres. Dans ses roches qui affleurent, pour te détourner de ton mur ?
Qui crois-tu venir ?
D’où veux-tu ?
D’où être ?
Qui venir ?
Quoi ?
D’où ?
Qui ?
3D La Nadejda (Nicole Caligaris)
La Nadejda passait l’hiver à quai, dans un bassin dont la température était clémente et le voisinage pas trop querelleur. Ensuite elle repartait vers le nord. C’était un drôle d’endroit qui faisait table ouverte pour quelques pièces de monnaie et qu’avaient pris l’habitude de fréquenter, non seulement les mariniers qui y trouvaient une soupe à bon compte et des nouvelles de telle place ou telle autre et de tel compagnon qui s’y trouvait, mais aussi quelques messieurs, parfois poudrés, que ce qu’ils prenaient pour la canaille et qui n’était que la besogneuse camaraderie des hommes taciturnes qui se louaient loin de chez eux, à la journée, et dont l’existence se passait dans le bitume à genoux, que ces hommes qui n’étaient ni tout jeunes ni bien vieux et dont les visages ne quittaient leur air soucieux que le dimanche, lorsqu’ils étaient lavés de frais, rasés, une chemise qui sentait encore le bleu de rinçage et qu’ils avaient passée pour se sentir pleins d’espoir le temps que l’accordéon tire une belle fin pleine de mousse au jour du Seigneur, enfin, que ces hommes sans parole, qui posaient avant toute chose leur couteau sur la table, mettaient dans tous leurs états.
La Nadejda se signalait par une lanterne jour et nuit allumée sur le pont, dont le verre culotté laissait passer une lueur japonaise, presque éteinte, d’un rouge cuit, dont le fanal descendait se promener sur l’eau, insaisissable comme une idée mauvaise, en faisant scintiller au passage les cuivres et les bois vernis du bateau.
À l’intérieur, il ne faisait pas plus clair. Les pipes, les vêtements humides, le bouillon permanent des gamelles et les lampes produisaient là-dedans une fumée volcanique que le patron chassait d’un coup de torchon chaque fois qu’il s’écartait du fourneau. C’est à l’entrée de la péniche que se trouvait épinglée l’exposition d’une bonne centaine de cartes postales dont la provenance dessinait la mosaïque à peu près complète de toutes les possessions, des plus fragiles aux mieux établies, qui devaient permettre de prolonger non seulement sous d’autres latitudes mais surtout dans le siècle à venir, l’éminence de notre petit pays sur le globe que ces vues assemblées par hasard faisaient apparaître fixe, discontinu et heurté comme une existence d’homme, et auquel les fusains et les sels de la photographie donnaient leur couleur grise ou l’estompe brunie des sépias légers dont la douceur entretenait l’illusion d’un monde où le sang ne coulait pas.
À l’intérieur de la Nadejda, divisées en parcelles dont ni la contiguïté, ni la régularité ne faisaient illusion sur l’unité géographique du monde, entraient des pays où le bateau n’irait pas. Sur les rectangles de papier s’offrait toujours un là-bas désirable, à une exception près.
C’était en noir et blanc, une photographie, rehaussée en couleur au crayon et à l’encre ; une foule massée, attentive, regardait sans expression en direction d’un attelage conduit par une chaîne qu’un homme en costume de cérémonie tirait, sous le regard d’un officier français qui assistait, les mains dans le dos, au passage du défilé. L’attelage était un joug qui entravait le cou, les épaules et le torse d’un prisonnier presque nu, fléchissant sous le poids de la pièce qu’il trouvait à peine la force de porter et qui l’obligeait à rester les bras en croix pour avancer au rythme de l’homme qui le menait en tirant sur la chaîne. Le cortège était en train de passer devant un palais aux torsades écarlates, aux ors généreux, aux bronzes énormes, grimaçants, gueules ouvertes, entre lesquels un adolescent se tenait assis, dans un costume aux pans immenses ramenés en plis empesés qui le faisaient tout entier disparaître avec son siège dans leurs rigides cascades et lui rendaient impossible de fléchir. Il ne pouvait pas même pencher la tête sous la coiffe qu’elle portait, de dimensions et probablement de poids bien au-delà de ce que les forces d’un enfant de douze ou treize ans pouvaient soutenir des heures durant et qu’il tenait tout de même, assis raidement, sous le regard de son peuple assemblé pour la circonstance et qu’il ne regardait pas, lui, comme il ne regardait pas l’homme à la chaîne ni le prisonnier qu’il tirait. Lui aussi, le prince, était là pour la circonstance, consentant aux entraves que le costume de cérémonie lui imposait, épousant cette roideur que des générations de dignitaires et de rois avaient composée avant sa naissance et dans laquelle son rang lui ordonnait de se fondre sans résistance et peut-être même sans pensées. Exposé ainsi paré comme on le ferait d’une relique ou d’une sculpture sainte, son corps n’était pas celui d’un enfant aux yeux du peuple qui était là pour manifester son obéissance mais tout aussi bien pour surveiller chez cet enfant que l’ordre fût représenté sans faute et garanti, sans un regard et sans un mot, face à l’officier français dont les jambes écartées trahissaient le relâchement, les mains dans le dos la naïveté, et qui ne savait pas porter son couvre-chef, c’était un corps immatériel, qui ne pouvait en rien se comparer aux autres, ni rien réclamer de ce qui leur était nécessaire : le repos, le mouvement, d’étroites limites à la patience, la dispense de la fixité, le soulagement de pouvoir se détourner du spectacle odieux de la marche aberrante de l’homme au carcan tiré par une chaîne.
Sur le rectangle de papier épinglé, parmi une centaine de semblables, à bord de la Nadejda, une compagnie grotesque fermait la marche derrière l’homme au carcan. Quatre ou cinq de ses membres parodiaient un pas militaire avec la dernière énergie, dans un déhanchement et une rigidité des bras et des jambes, une crispation des muscles de la face qui les faisaient ressembler à des pantins plus qu’à des hommes dont un sergent major de carnaval à leur tête, mobilisant une force inouie pour lancer au ciel son bâton chevelu de rubans, lourd de sonnailles, semblait tirer les ficelles qui les animaient sans doute en cadence mais sûrement pas avec ensemble. Ces semblants de soldats portaient un uniforme fantaisiste dont, par-dessus le short qu’ils n’avaient pas trouvé à la bonne taille, la veste de tapisserie était cousue de galons, de brandebourgs, d’épaulettes, de rubans, de pompons multicolores, de fils dorés, de croix d’étain et de pièces de monnaie disposés dans une singerie de décorations qui faisait écho à leur marche et au salut outré qu’ils adressaient au prince que cette mascarade ne faisait pas sourire.
Loin, infiniment loin de la Nadejda, l’adolescent portait le regard sur le cortège de ces hommes qui étaient ses sujets, depuis le premier maître de cérémonie tenant la chaîne, jusqu’au dernier, presque rampant sous le carcan qui faisait de tout son corps une douleur et une entrave, un regard au-delà de toute lassitude, de tout dégoût comme de tout intérêt, dont l’origine était bien plus ancienne que sa naissance, bien plus ancienne même que le couronnement du premier roi de son sang, un regard dont l’origine datait du premier sacre, quel qu’il fût, sur cette terre-là, réalisant pour la première fois le dépôt des volontés de tous sur une seule tête, sur la coiffe démesurée qui en symboliserait le pouvoir et qui en serait le legs, un regard hérité de cette lignée de têtes uniques dont la coiffe devait garantir la tenue et qui ne disait rien, sinon qu’il reconnaissait la nécessité de garder l’ordre et le désordre ensemble, dans un même cortège allant du même pas boiteux, irrégulier, tiraillant et cocasse, pour une marche fourchue qui ne les diviserait pas. Dans son costume le jeune garçon n’était que le corps patient de ce regard patient.
3E J’ouvre la porte (Laurence Werner David)
J’ouvre la porte de la chambre de mon studio. Il me guide le long de sa main conductrice, chez moi. Il est audacieux et impatient. Entièrement fait de chair et d’emprise. Il a été tout cela avant que je ne doute, beaucoup plus tard, parfois morte de peur, de la matière charnelle des hommes que je caresse.
Pendant une nuit personne ne connaît le nom de mon amour étranger.
J’ignore ce que violemment je désire.
L’image est reperdue depuis toujours. Ça, je le sais. C’est le seul visage désiré dont rien des formes, ni rien des expressions, n’a pu être sauvegardé.
Trois jours exactement après son départ cet homme n’a donc plus de visage.
Et il faudrait sans doute remonter à très loin, à trop d’années pour que ma mémoire déborde l’abîme, qu’éperonnée à son franchissement guerrier je continue à flotter au flanc resté sauvage de son corps de géant, débarrassée de sa chaleur d’agneau comme du dernier sourire qui longtemps a survécu à son séjour dans mes yeux ; sensations enlisées de plaisir pendant que les images disparaissent dans la fièvre presque aussitôt. Jamais remontées vivantes à la lumière, même du sommeil, les images.
Son corps et son visage étaient-ils déjà en train de fondre derrière mes paupières alors que ses mains découvraient, avec une force sans retour possible, mes oeuvres les plus sombres ? Celles que j’ai cru les plus solides, les plus innocentes, celles qui sur l’instant mordent, lèchent, dévorent dans un déluge de mâchoires carnivores et brutalement soudain timides contre-dévorent tout ce qui croît dans l’oubli ?
Bourdonnement rageur du souvenir… Luttes qui ont ruiné la jouissance frustre et trouble de l’étreinte…
Quelque chose a été emporté—mais quoi, cette nuit-là qui n’a pu poursuivre mon rêve et saisir l’étranger ? Entre lui et moi je ne me souviens d’aucune parole achevée. Des nouvelles paroles apparaissent dans les cendres. Elles gagnent du sens, mais n’empêche : l’étranger s’en va toujours de plus en plus loin, et je n’ai pas appris à le devancer, son dernier sourire brûle et se désagrège au fond d’autres lits, d’autres maisons. Et sa paume contre la mienne remue. J’invente que je ne suis plus la même, errante dans mes nouvelles chambres où je cherche dans un corps d’homme une parole qui dans ce lieu de ma jeunesse n’a pu faire halte, et le présent et le réel sont deux failles ou deux flammes trop immenses pour m’y installer en toute sécurité.
Le réel est sans butoir.
Nous ne cessons pourtant de vouloir en parler, de l’amasser, de le capter sans qu’il nous rassemble ni ressemble jamais. On le répète comme un mauvais sort commun pour qu’il soit un jour dans le même œil dans tous les yeux. Voilà comment j’ai voulu ravir le souvenir que j’ai encore de cet homme : j’ai forcé les traits de son visage, de sa chair des mois durant et je n’ai rien dit mais j’ai écrit et réécrit son portrait pendant des années, convaincue que cela pouvait être lui. Que tous mes yeux, année après année, mes yeux successifs pour ainsi dire, le distingueraient de ce qui n’avait pas eu assez de poids ni de souvenirs assez répétés dans ma jeunesse, et enfin retrouver sa tanière imprégnée de pénombres tièdes et équivoques.
Pénombres qui caressent, affaiblissent.
Matrice insaisissable qui écarte et s’ouvre sur le membre doux, enfin dérobé à la peau.
Douceur lente du refuge qui à cet instant ne peut pas être fantomatique.
Tremble.
Il y a, bien sûr, un après.
En revanche penser qu’il y a eu un avant commun entre lui et les autres n’a jamais été une certitude.
Et maintenant sa nudité poignarde. Elle se rapproche de toutes mes privations au point de vivre dans la pesanteur d’une disparition qui me fera peut-être oublier que j’ai fini par inventer un visage, des paroles, sans regret.
Sa vigueur seule ne l’a pas entièrement détruit.
C’est un acteur de tous les temps. Il me regarde comme un masque et par-dessous son masque mes mots se disputent d’impuissance. Je remarque que cette impuissance est un jeu de gloire mêlée parfois d’une joie suspecte.
Dans les remous d’autres nuits, d’autres hommes sont venus à moi, et moi à eux. Au bord du frémissement ils n’ont jamais tout à fait effacé la main arrêtée sur ma peau moite que d’aucun parmi eux n’a jugé étrangère et trop ancienne.
Personne ne connaît le nom de mon plus grand chagrin.
Tremble.
J’attends.
3G Général Instin (Nicole Caligaris)
Aucun de nous n’imaginait qu’il se dresserait là-devant ces visages. C’est pour ce terme à mille faces que nous sommes partis.
Ils ont des fronts calleux, des tempes calcifiées où les bois poussent, des crânes coiffés de cimiers que nous ne passerons pas, ils ont des dents limées, teintées au quat, des gueules pleines de rouge, des gueules pas mesurables, des cris, des cris comme il n’est pas possible à une glotte humaine de se soulever pour les produire. Et dans ce soulèvement, nous irons nous résoudre, à l’intérieur de cette gorge de colosse dont la cage de résonnance s’est allongée en gueule de chien, dont l’orifice est ourlé de bords que les anneaux ont fait enfler depuis l’enfance, dont la parole s’est retranchée dans l’épaisseur des chairs, en dessous de toute articulation, dont la parole est devenue imaginaire, une possibilité sacrée dont le corps mutilé n’usera plus, nous irons nous résoudre là, dans cette gorge déchirée par sa voix, qui aura renoncé au travail, qui aura renoncé à la forme, à toute forme, dans ce rot dont la connaissance sera le double enfoui, malaxé dans la poche réflexe, dénaturé aux acides.
La phalange des grands démons avance, montée sur notre effroi, sans chef, rassemblée dans le hurlement qui la lève, qui la fait déferler du nuage dont on ne voyait que la densité mauve sur la barre rocheuse. J’ai vu se retirer les oiseaux qui suivaient de loin notre marche, que les cailloux lancés sur eux ne décourageaient pas, pendant que la phalange montait de l’autre côté de la terre, que sa voix se condensait au-dessus de la crête, que sa marche vers nous commençait à faire trembler le sol ; et je me suis retiré moi aussi, du paysage où mon corps est lancé vers une fin qui le désire.
La tête rentrée sous mon diaphragme, j’attends que ça se produise.
Qu’apparaisse, maintenant que je suis oublié, la colonne du carnage dont j’ai entendu les voyageurs vers l’orient raconter les razzias dans leurs poussées de rêve, qu’apparaisse la menée Hellequin, qu’apparaissent, comme je le redoute, là-haut sur la ligne de crête, les appréhensions de Hannon, cisaillant la pente, fondant vers la prairie, corps travaillant tout de ses mandibules incrustées de métaux et de pierres, qu’apparaissent les éléphants de tête, tels qu’on les a décrits, badigeonnés d’ocres, caparaçonnés de cuirs, armés d’aciers sur leurs flancs, à leurs chevilles, secouant, de leurs hochements de tête, les grelots qui les rendent furieux. De ce plateau montagneux qui ne fait pas une ombre à nos repos nerveux ni aux chevaux qui nous suivent et que nous n’avons pas su prendre, qu’apparaissent les naseaux retroussés, l’encolure fumante des montures sans mors, terrifiées de leur propre emballement, qu’apparaissent les cavaliers couchés sur leur échine, une faux dans chaque main, promenée à hauteur du garrot, le chapelet d’oreilles à la ceinture, les yeux roulant comme ceux de leur bête, qu’apparaissent les grands chiens qui galopent avec eux, et le cortège des chariots dont on n’imagine pas le nombre, où voyagent les corps endormis des hommes à cheval, le cortège des hommes au fouet, au fer, qui font avancer ensemble les femmes et les brebis, et derrière elles l’énorme flot que nous irons grossir, surveillés par la faim, poussés par la masse des autres, perdus pour n’importe quelle lumière, limités aux contours de notre ombre, déplaçant le crépuscule avec nous, portant la muselière qui protège leurs provisions des larcins et, la nuit seulement, transformés en fleur par la verge moite d’un cavalier qui nous aura pris sous sa couverture pour nous murmurer dans sa langue de diable ce qui nous fera toucher notre fin.
Oui, le crépuscule monte de ce que je connais depuis l’enfance.
C’est pour céder à mon désastre que je me suis avancé jusqu’ici, pour connaître ce dessaisissement. Je me suis avancé jusqu’ici pour connaître le son des gorges dont je n’imaginais pas l’amplitude, des gorges travaillées au cri, écartées à la force de la voracité, taillées pour expulser la hargne, pour attraper le monde et l’homme à l’intérieur d’un son qu’aucun esprit n’aura voulu, qu’aucune langue ne saurait reconnaître, que la bouche, cette cité, n’aura ni tourné, ni ciselé d’aucune grammaire, que la bouche n’aura pas le temps de nettoyer de ses forces redoutables et c’est ce qu’est devenu l’espace tout entier, événement sonore capable de me gober, capable, à partir de moi dont la digestion s’est déjà accomplie, de se déployer, inflammation de la pénéplaine dévastée par les sabots, par les roues, par les chenilles des chars, incendie de nos croix qui forment toute notre architecture à l’orthogonale, nos effets en cendres, en paillettes noires dont l’éclat puissant est une énigme dans la nappe de fumée qui a couvert le temps.
Dans cette fumée, le zéro, posé par l’ouverture de ma bouche qui a dit oui aux griffons, oui, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, au ravage de nos sillons, de nos haies, de nos fortifications calculées sur les lois de la matière dont nous sommes, oui aux faces sans œil, trouées, saillies par les myriapodes, par les lombrics, par les mélanogasters pour leur ponte, léchées par le sang quand il fuse, oui, aux faces fascinantes dont la promesse est toujours ce baiser avec la langue dont l’odeur de chien me fera vierge encore, me fera leur corps, oui aux faces qui ne sont pas des visages, qui sont des corps qu’un chef décapité conduit, oui au secret de leur salive qui a pris le goût de tout ce que leur gueule à babines a gardé sous la langue de chairs faites et de fèces pendant que les civilisations passaient, oui à ce goût.
J’attends que se produise ma dissolution dans la plaine, emporté par cette fumée organique qu’ils respirent et qu’ils fabriquent, au sein de leur gorge alliée aux sels, aux croissances du milieu des roches, aux sables sans une goutte, aux blancheurs des millénaires et leurs irrépressibles surgeons et leurs irrépressibles racines broyant le calcaire des fosses nasales, j’attends que se produise mon crâne éclaté sous la vigueur d’un végétal naissant, fou de soleil, pompant pour sa substance les minéraux que mon corps aura passé sa jeunesse à sauver pour lui en bâtons, en plaques terrestres dont le foyer central est sur le point de sauter, j’attends le moment d’entrer dans cet azote, dans cette enveloppe de lumière basse où je n’ai pas pris forme, dans cette source, dans cet élément où je suis instable, promesse de moi-même, où redeviennent possibles toutes les combinaisons qui ne m’ont pas fait, j’attends que cingle sur ma bouche le cuir d’une lanière, qu’il y allume le feu, j’attends le lait de ce feu, sa coulée dans ma gorge et qu’elle attrape le scintillement de ce feu, que le crépitement de ce feu ouvre une colonne à ses grondements, à ses percussions, à son cri en puissance.
J’attends que les pupilles blanches sur lesquelles ont été cousues leurs paupières captent ma chaleur de vivant, captent mon éclat et s’y fixent. Et j’aurai une langue pour essuyer l’arme quelle qu’elle soit du faucheur attiré par ma gueule, lisse d’un petit nombre de désert, d’un plus petit nombre encore de prairies, et j’aurai une langue pour fouiller, moi aussi, moi comme eux, les orifices dont les broches de cuivre n’ont pas fermé les lèvres, j’irai dedans, une fois transformé en sang, une fois transformé en ventre ouvert, avec mes ailes de peau, avec mes vaisseaux rouges, j’irai chercher ce cri, j’attends.
Que se produise cette rencontre avec le fer qui m’ attiré jusqu’à cette barre calcaire, cette dent d’ours archaïque où le cortège furieux descend, bientôt sur nous.
Que n’importe lequel de ces cavaliers sans regard me fasse me connaître, me promettre, qu’il m’exprime de mon corps intime, qu’il y entre, qu’il y prenne pied, qu’il y implante sa corrosive racine, qu’il siège dans ce ventre qu’il aura percé, qu’il s’en fasse le centre, qu’il en soit l’astre dont j’attends d’être le corps allumé.